Pour comprendre l’attitude d’une partie des Ukrainiens à l’égard de la Russie, il est essentiel de prendre connaissance des tendances problématiques du pouvoir russe également, et pas seulement de celles des pouvoirs occidentaux et ukrainien (ce à quoi se limitent beaucoup de médias alternatifs). Mais est-il possible d’accéder à des sources fiables, sur ce sujet ? Une réflexion sur cette question peut mener à un champ de recherche inattendu : les médias étatiques russes eux-mêmes.
Une mine d’informations aussi riche qu’insoupçonnée
Pourquoi recourir aux médias russes, en particulier étatiques, si l’on recherche des approches critiques du pouvoir de la Fédération de Russie ? La raison centrale est que si l’on trouve dans de tels médias des données faisant apparaître les facettes problématiques de ce pouvoir, on peut considérer que ces données ont un degré de fiabilité très élevé. Or, on trouve bien de telles données, dans les médias en question. En effet, diverses tendances problématiques du pouvoir russe n’apparaissent pas à celui-ci comme étant négatives et, ainsi, cela ne lui pose pas problème de les communiquer.
Outre les médias russes étatiques, nous allons aussi recourir à des médias très diffusés dans le pays, de sorte qu’il est évident qu’ils ne pourraient pas se permettre d’inventer des informations, quand celles-ci sont de nature à nuire aux dirigeants russes
On peut facilement constater que bien des occidentaux ne pensent même pas à la possibilité de recourir aux médias mentionnés, notamment du fait de l’obstacle de la langue. Ainsi, celles de ces personnes qui, bien souvent à raison, n’ont pas confiance en nos médias classiques, en restent souvent à l’idée qu’il n’est pas possible de savoir ce qui se passe en Russie (en particulier depuis l’interdiction de Sputnik, en occident).
Or, en s’intéressant aux médias en question, on s’aperçoit que plusieurs d’entre eux sont aussi en anglais. C’est notamment le cas du site internet de TASS[i], principale agence de presse russe, à nouveau étatique depuis 2014 et très bien considérée par le président russe, comme cela ressort d’un discours élogieux de celui-ci, publié sur son site officiel[ii]. Ce dernier site est lui aussi une source d’information très intéressante, et existe lui aussi en anglais. Par ailleurs, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, les traducteurs automatiques sont devenus suffisamment puissants pour pouvoir se faire une bonne idée des contenus de médias n’existant qu’en russe.
Pour mener une recherche dans ces médias, il est très intéressant de se guider suivant les données d’un livre critique, comme p. ex. le récent ouvrage de Nicolas Werth, Poutine, historien en chef, publié chez Gallimard en 2022. On s’aperçoit alors qu’une telle recherche permet de trouver, dans les médias en question, des confirmations de beaucoup des informations les plus importantes présentées dans un tel livre.
Avant d’en venir à ces données, rappelons que nous avons également publié, sur ce site notamment, des approches critiques des pouvoirs occidentaux impliqués dans la guerre en Ukraine – approches avec lesquelles nous sommes toujours en accord, mais qui étaient unilatérales et devaient donc absolument être complétées (voir les articles Ukraine, Russie, OTAN : prendre de la hauteur 1 et 2[iii]).
Précisons aussi que l’approche qui suit se centre sur les politiques culturelles (sujet principal du livre mentionné). Pour une critique globale du pouvoir russe, il faudrait bien sûr également prendre en compte, entre autres, les politiques répressives qu’il développe depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Mais les données qui suivent permettent déjà, semble-t-il, de se faire une assez bonne idée de l’esprit du pouvoir en question.
Contrôle, commémorations sinistres, diffamations
Ce qui ressort des recherches mentionnées (et comme évoqué rapidement dans l’article précédent) : la volonté de contrôle maximal de l’histoire nationale par l’État (ce qui n’est bien sûr pas une spécificité russe, mais le degré de la chose est sans doute particulièrement élevé, sous le pouvoir concerné). Et il faut bien préciser que cette politique a commencé bien avant le putsch de 2014 en Ukraine. Comme évoqué aussi, le but de ce contrôle est essentiellement de mettre l’histoire au service du patriotisme. La méthode pour atteindre ce but est de donner aux crimes soviétiques la place minimale, en accordant par contre une place maximale à la lutte de la Russie contre l’Allemagne nazie, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et dans la poursuite de cet objectif, le pouvoir russe ne recule pas devant les diffamations et autres poursuites.
Des exemples concrets :
Les inaugurations de plusieurs nouvelles statues de Staline et de Félix Dzerjinski (fondateur de la Tchéka et, ainsi, un des dirigeants soviétiques qui avait le plus sang sur les mains) ; les informations sur ces inaugurations sont vérifiables notamment dans Rossiïskaïa Gazeta[iv], média que TASS signale comme étant l'organe de presse officiel du gouvernement de la Fédération de Russie[v].
Au sujet de Dzerjinski, rappelons cet extrait d’une lettre qu’il avait écrit à l’un de ses agents (cité dans un article précédent) : « Les ouvriers, influencés par les mencheviks (…) et autres salauds contre-révolutionnaires, ont (…) manifesté en faveur de la constitution d’un gouvernement rassemblant tous les “socialistes”. Tu dois faire placarder dans toute la ville une proclamation indiquant que la Tcheka fera exécuter sur-le-champ tout bandit (…) qui complote contre le pouvoir soviétique. Mets une contribution extraordinaire sur les bourgeois de la ville. Recense-les. Ces listes seront utiles si jamais ils bougent. Tu me demandes avec quels éléments former notre tcheka locale. Prends des gens résolus qui savent qu’il n’y a rien de plus efficace qu’une balle pour faire taire quelqu’un.[vi] » (Rappelons aussi que, comme indiqué dans la note de fin, ce texte provient d’un document d’archives étatiques russe).
Ajoutons que Sergueï Narychkine, chef du contre-espionnage russe, a déclaré lors de l’inauguration de la statue de Dzerjinski érigée en septembre 2023 : « [Dzerjinski est resté] totalement fidèle à ses idéaux de bonté et de justice »…[vii]
Ce même Sergueï Narychkine a été responsable d’un groupe de travail pour l’élaboration de l’idée centrale du manuel scolaire russe de référence pour l’histoire. C’est ce qu’on apprend dans le compte-rendu, très intéressant, d’une séance de travail sur cette idée centrale, compte-rendu publié sur le site du président russe, notamment en anglais.[viii] (La séance a eu lieu en 2014, juste avant le coup d’État en Ukraine). On apprend aussi, dans ce compte-rendu, que, suivant un des participants au moins, un des buts est de réaliser un manuel « unifié », pour remédier à une dérangeante pluralité, existant alors dans ce type d’ouvrages. Et là aussi, l’objectif de mettre l’histoire au service du patriotisme ressort bien.
Les historiens s’opposant à des falsifications accompagnant ces politiques « culturelles », ces historiens sont poursuivis, lourdement punis et très gravement diffamés. Un des cas les plus choquants est celui de Youri Dimitriev, spécialiste des crimes de Staline et ayant fortement critiqué des démarches politiques visant à minimiser ces crimes. Cet historien a alors été accusé d’actes pédophiles et de détention d’armes illégales. Les premières accusations se sont avérées sans aucun fondement et ont finalement dû être retirées, mais l’accusation concernant des armes a été maintenue et l’a mené à une condamnation à quinze ans de prison… Sachant qu’il y a déjà passé cinq années préventives, le temps que son cas soit jugé. Toutes les informations essentielles sur ce sujet sont dans un média russe classique et très diffusé en Russie (donc, disons-le encore une fois, ne pouvant très certainement pas se permettre de publier des informations incorrectes sur un sujet aussi sensible), Moskovski Komsomolets.[ix]
Notons aussi que des publications où des dirigeants russes importants mentionnent ce cas, et datant d’avant le retrait des accusations de pédophilie, n’ont pas été mis à jour. (C’est p. ex. le cas d’une interview du ministre Sergueï Lavrov.[x])
À ces exemples, ajoutons ces données du livre évoqué de Nicolas Werth, dont je n’ai pas encore pu trouver de confirmations explicites ou complètes dans les médias russes accessibles par internet (mais les infos ci-dessus tendent à fournir ces confirmations, les données qui suivent s’inscrivant tout à fait dans la lignée de ce qui précède. De plus, Werth indique pour chaque information des sources très précises) :
La déclassification des archives du KGB a été reportée à 2044 (on trouve certaines données à ce sujet dans un article de Moskovski Komsomolets[xi]) ;
L’État russe a certes financé un monument en souvenir des victimes du goulag, ainsi qu’un musée du goulag ; mais ce monument ne fournit aucun chiffre sur le nombre des victimes et, en même temps, d’autres monuments en souvenir de ces victimes ont été démantelés[xii];
Les politiques culturelles tendent à présenter positivement les travaux forcés du Goulag (ceux-ci ayant aussi permis, malgré les millions de morts et les peuples entiers réduits en esclavage, la construction d’écoles, de crèches… Et ce n’est malheureusement pas une plaisanterie…)[xiii].
La branche russe de l’association la plus active dans l’investigation des crimes de la période soviétique et dans le maintien de la mémoire de ces crimes, Mémorial, a été dissoute.[xiv]
Ajoutons aussi plusieurs données issues d’un autre ouvrage d’un grand intérêt, rédigé par un journaliste d’investigation russe s’étant spécialisé dans l’étude des milieux des services secrets de son pays, tout en y ayant résidé jusqu’il y a peu (ce qui donne toujours un surcroît de crédibilité à la personne concernée). Il s’agit d’Andreï Soldatov, auteur de Les héritiers du KGB[xv]. Selon cet ouvrage (et il ne s’agit que de quelques exemples) :
Sous Vladimir Poutine (et bien avant la crise en Ukraine déclenchée en 2014), toute protestation à l’égard de l’État est devenue assimilable légalement à de l’extrémisme[xvi];
Sous ce même président ont été refermées certaines archives du KGB – qui avaient été ouvertes dans les années 1990[xvii];
Ce président, toujours, a fait des démarches pour restaurer l’image de l’ancien n° 1 soviétique Youri Andropov, un dirigeant brutal, ancien chef du KGB et admirateur de Dzerjinski – et la restauration de l’image de ce dernier, là aussi, a commencé sous le règne de V. Poutine.
Sans oublier les très lourdes responsabilités occidentales et ukrainiennes dans le déclenchement de la crise puis de la guerre en Ukraine, ces politiques notamment culturelles du pouvoir russe actuel doivent être prises en compte, quand on essaie de se faire un jugement sur cette guerre notamment, ainsi que sur le refus d’une partie des Ukrainiens de se rapprocher de la Russie.
D. Z.
[ii] http://www.en.kremlin.ru/events/president/news/61420
[iii] https://www.tri-articulation.info/actualite/theme/politique-geopolitique/319-ukraine-russie-otan-prendre-de-la-hauteur-1-3 ; https://www.tri-articulation.info/actualite/theme/politique-geopolitique/320-ukraine-russie-otan-prendre-de-la-hauteur-2-2
[iv] Voir notamment https://rg.ru/2023/08/16/reg-cfo/pamiatnik-stalinu-ustanovili-v-velikih-lukah-ranee-ot-monumenta-otkazalis-v-drugih-regionah.html ; https://rg.ru/2023/10/06/v-memorialnom-komplekse-mednoe-v-tverskoj-oblasti-poiavitsia-biust-iosifa-stalina.html ; https://rg.ru/2023/09/11/dzerzhinskij-snova-v-razvedke-pamiatnik-osnovateliu-vchk-otkryt-v-shtab-kvartire-svr-rf.html
[v] https://tass.ru/obschestvo/2421793
[vi] Cité dans Le livre noir du communisme, Courtois, S., éd., partie du livre rédigée par N. Werth, p. 79. Werth indique avoir consulté la lettre dans les archives du CRCEDHC, là aussi. (31 mai 1918).
[vii] https://rg.ru/2023/09/11/dzerzhinskij-snova-v-razvedke-pamiatnik-osnovateliu-vchk-otkryt-v-shtab-kvartire-svr-rf.html
[viii] http://en.kremlin.ru/events/president/news/20071
[ix] https://www.mk.ru/incident/2022/05/10/istorika-dmitrieva-etapirovali-v-koloniyu-strogogo-rezhima.html ; https://karel.mk.ru/social/2021/03/31/karelskiy-istorik-yuriy-dmitriev-podal-zhalobu-v-espch.html
[x] https://mid.ru/fr/foreign_policy/international_organizations/1416275/ Idem dans cette publication sur le site du ministère russe des Affaires étrangères : https://mid.ru/fr/foreign_policy/international_organizations/1430721/
[xi] https://arh.mk.ru/politics/2021/05/09/eshhe-raz-o-poteryakh-sovetskogo-soyuza-v-velikoy-otechestvennoy-voyne.html Voir aussi, donc : Werth, N., Poutine, historien en chef, Gallimard, 2022, p. 34.
[xii] Werth, N., Poutine, historien en chef, Gallimard, 2022, p.
[xiii] Ibid., p. 52.
[xiv] Ibid., p. 4.
[xv] Nouveau monde, 2022 (1ère édition : 2010).
[xvi] Ibid., p. 139 notamment.
[xvii] Ibid., p. 194.
Illustration : Kremlin, paysage urbain, Aristarkh Lentoulov, vers 1919. Source : Wikimedia.