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 Une Europe obligatoire pour Martin Schulz

 

La vie politique allemande, si longtemps prévisible et sans relief, connaît ces derniers mois de fortes évolutions, qui révèlent les lourdes tensions politiques dues au décalage entre les Allemands et leur classe politique.

Légende de l'image ci-dessus : « Et si tu ne veux pas être un bon Européen, je te frappe le crâne ! » – Caricature circulant sur Internet en allemand pour brocarder la volonté affichée par Martin Schulz d’exclure de l’UE tout pays membre refusant sa métamorphose en « États-Unis d’Europe » d’ici à 8 ans.

 

Trois actes

  •  1°) Premier acte, les élections du 24 septembre 2017.

Les deux grands partis de l’actuelle coalition réalisent leurs plus mauvais résultats électoraux depuis 1949 : 32,9% pour la CDU (Chrétiens-démocrates) d’Angela Merkel et 20,5% pour le SPD (Parti socialiste de Martin Schulz. Le SPD a ainsi perdu la moitié de son électorat depuis 1998 et Schulz déclare ne pas vouloir entrer dans le nouveau gouvernement, refusant ainsi de reconduire la « grande coalition » CDU-SPD actuellement au pouvoir.

 

  • 2°) Deuxième acte : l’échec de la tentative de coalition qui devait réunir la CDU-CSU (aile bavaroise de la CDU, située plus à droite), les Verts et le parti libéral FDP.

Le 20 novembre, le FDP se retire unilatéralement des négociations. « Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner » déclare son leader, Christian Lindner, sans expliquer ce que signifie « mal gouverner ». Peut-être que le FDP a refusé de franchir sa ligne rouge, l’établissement de transferts financiers au sein de l’UE aux dépends de l’Allemagne ? Le public n’en saura pas plus.

Pour sortir de l’impasse politique, l’unique voie de secours consiste à reconduire la « grande coalition » CDU-CSU-SPD. Martin Schulz revient alors sur sa décision et se charge de convaincre les délégués de son parti, sinon sa base de 440 000 adhérents affichés, lors d’un discours lors du Congrès du SPD (7 décembre).

 

  • 3°) Martin Schulz sort d’un chapeau un projet d’« États-Unis d’Europe »

Ce discours constitue le troisième acte, le plus inattendu. Martin Schulz y évoque en effet le grand tabou de la vie politique allemande, sinon européenne : la création des « États-Unis d’Europe » comme objectif politique .

Il fixe une date, très proche (2025) pour l’avènement de ce miracle, et une méthode, coercitive (« Les États qui sont contre devront aussi quitter l’UE »).

Il s’agit de rien moins que de la toute première évocation des concepts d’« États-Unis d’Europe » et d’« Europe fédérale » par un homme politique allemand de premier plan.

   

Les réactions de la scène politico-médiatique allemande

Les mesures proposées dans le discours ne sont, en elles-mêmes, pas nouvelles.

Certes, Schulz propose un nouveau « traité constitutionnel » européen (encore un !), 12 ans après l’échec du précédent, avec le rejet du projet de Constitution européenne par les Français le 29 mai 2005. Mais cette mesure était déjà évoquée dans le programme électoral du SPD pour les élections générales de septembre.

programme SPD

Extrait du programme de gouvernement du SPD diffusé aux électeurs pour les élections de septembre 2017 (page 101). Le titre en rouge se traduit ainsi : « Pour une Constitution européenne pour la croissance, le progrès social et plus de démocratie ».

Cependant, la campagne électorale n’avait pas du tout été axée autour de cette proposition. Au contraire, Schulz s’était alors distancié d’un projet fédéraliste en déclarant qu’une Europe renouvelée « ne sera pas les États-Unis d’Amérique sur le sol européen » parce que « la formule fait peur à trop de gens ». Comme alternative il proposa alors « une union politique des démocraties d’Europe ».

En évoquant désormais les « États-Unis d’Europe », Schulz passe donc outre cette « peur » dont il est conscient. Notons au passage le caractère profondément irresponsable d’un dirigeant politique qui peut, à quelques semaines d’intervalle, dire tout et son contraire sur un sujet d’une importance aussi fondamentale que l’avenir même de tout le continent européen !

Ce virement sémantique réalisé est très remarqué en Allemagne, où les mots et les concepts ont leur poids. Les réactions semblent de premier abord négatives (4), mais les critiques se focalisent essentiellement sur le calendrier (8 ans !) et la méthode (à prendre ou à laisser), et non sur le fond même de l’objectif des « États-Unis d’Europe ».

  • « C’est ainsi qu’on ruine l’Europe » écrit par exemple Mark Schieriz dans Die Zeit devant l’éventualité de voir les pays préférer quitter l’UE. « Ce que Martin Schulz propose équivaut à jouer à la roulette russe dans la politique européenne ». En revanche, l’article conclut que « rien ne contredit les États-Unis d’Europe comme idée directrice de la politique européenne, comme il est notifié dans le préambule des traités [européens] ».

Les rejets sur le fond sont en revanche émis par les partis conservateurs.

  • L’AfD (« Alternativ fur Deutschland », présenté par les médias dominants comme parti d’extrême-droite et grand gagnant des élections) remercie Schulz : « Merci pour votre franchise, Monsieur Schulz ! Les alarmes qu’émet depuis des années l’AfD se vérifient. Le chef du SPD est le premier qui reconnaît ouvertement ce à quoi les anciens partis travaillent depuis longtemps : la destruction de l’Allemagne.»

De son côté, die Linke, parti qualifié d’« extrême-gauche » mais partenaire de Jean-Luc Mélenchon en France, rejette l’idée des « États-Unis d’Europe » par la voix de sa charismatique porte-parole Sahra Wagenknecht : «La majorité des gens devrait considérer un gouvernement européen unifié dans les mains de la ’lobbycratie’ bruxelloise anti-démocratique comme une menace. […] La souveraineté des pays individuels n’est pas un anachronisme à surmonter, mais un bien de haute valeur, car elle est la condition de la démocratie et d’un État social ».

 

Continuité Juncker-Macron-Schulz

L’évocation des « États-Unis d’Europe » n’aurait-elle donc été qu’une maladresse ou bien a-t-elle été une décision stratégique mûrement réfléchie ?

À ce niveau de la politique, une erreur est difficilement imaginable, surtout dans un discours aussi important, retransmis à la télévision en direct et qui donne le cadre des négociations à venir avec la CDU. De plus, Martin Schulz avait tout à fait conscience de la « peur des gens » vis-à-vis de la formule.

La question se pose donc de comprendre pourquoi il a pris un tel risque. Quel intérêt trouve-t-il à cette soudaine franchise ?

Jusqu’à présent le fédéralisme européen a avancé masqué sous le couvert de la « construction européenne » : ce fut la « méthode Monnet ». Elle consista à mettre en place, pas à pas, des institutions supra-étatiques, minant de plus en plus substantiellement la souveraineté des États.

La méthode, couronnée de succès, arrive cependant à ses limites aujourd’hui, comme le montre le Brexit. Elle a conduit à une bureaucratie bruxelloise détachée des populations et majoritairement rejetée.

Pour les européistes, une nouvelle méthode est donc nécessaire, appelée dès à présent « la méthode Macron » par certains commentateurs. C’est un retour du politique dans le processus de fédéralisation, les hommes politiques étant appelés à assumer ouvertement leurs positions pro-fédérales.

Le discours de Schulz est ainsi à mettre en perspective avec les discours de Jean-Claude Juncker (discours sur l’état de l’Union du 13.9.2017) et d’Emmanuel Macron (discours à la Sorbonne, 26.9.2017) qui ont été prononcés juste avant, et juste après, les élections générales allemandes (24.9.2017). Les discours de Juncker et de Macron ont ouvert la voie à cette nouvelle méthode, en présentant sans fard le but politique de la « souveraineté européenne », c’est-à-dire le démantèlement des souverainetés nationales.

Schulz s’inscrit donc dans cette continuité, franchissant cependant un pas sémantique supplémentaire, en parlant ouvertement d’« États-Unis d’Europe » et d’« Europe fédérale ».

Ces trois discours de l’axe Paris-Bruxelles-Berlin sont donc à considérer comme la réalisation de la « méthode Macron » pour amener la fédéralisation européenne dans le discours public, par une franchise croissante et sans complexe. À la critique venue de la CSU d’être un « radical », Schulz a ainsi répondu : « oui, je suis un radical  pro-européen ».

En Allemagne, cette franchise met en lumière la ligne de fracture sur la question de la souveraineté qui était cachée sous le tapis jusqu’à présent – tout comme elle l’est en France. Le SPD est maintenant ouvertement pour un avenir fédéraliste, que la CSU, l’AfD et die Linke rejettent tout aussi clairement.

Dans la prochaine coalition CDU-CSU-SPD, Angela Merkel pourra ainsi tenter de se présenter comme une sorte de juste milieu, modéré entre les deux « radicaux » du SPD et de la CSU. De cette position plus confortable qu’il y paraît, elle pourra faire avancer le « travail en commun » européen en matière de défense et aussi pousser à la création d’un ministère des finances européen, allant à l’encontre d’une grande partie de sa base d’électeurs conservateurs.

Cette méthode n’est cependant pas sans risques. L’opinion allemande est largement opposée au fédéralisme européen : 30% sont pour, 48% sont contre selon un sondage rapidement sorti des chapeaux par le Bild-Zeitung (il est en vérité peu probable que près d’un Allemand sur trois soit fédéraliste, tant cette idée est actuellement absente de la conscience politique générale).

La soudaine évocation des « États-Unis d’Europe » pourrait ainsi provoquer une prise de conscience de la population allemande, qui n’a jamais eu son mot à dire sur le processus d’intégration depuis 1957.

 

Conclusion

Comme en France, la vie politique allemande est confrontée à des choix majeurs sur la question de l’abandon de la souveraineté nationale.

La position ouvertement pro-fédéraliste du SPD est le signe d’une brusque accélération du calendrier fédéraliste avec une prise de risque certaine.

Le temps est notamment venu d’appeler un chat un chat et de remplacer les mots « construction européenne » et « Europe » par leurs vrais noms : fédéralisme européen et États-Unis d’Europe.

 

Version originale publiée le 15.12.2017 sur www.upr.fr

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