Cet article est paru initialement en langue française dans la Revue Tournant
Du réalisme sociologique de Rudolf Steiner
Sur le plan des concepts, l'impulsion de la triarticulation sociale n'a pu pour l'instant s'affirmer nulle part (exception faite des cercles anthroposophiques). Mais, paradoxalement dans le domaine des réalités elle est active. Rudolf Steiner a insisté là-dessus en toute netteté.
Dans un discours du 21 avril 1919 à Stuttgart, destiné à inaugurer l'action publique en faveur de la triarticulation, il dit :
"L'évolution de l'humanité a déjà véritablement réalisé dans les faits, lesquels échappent au regard des gens, une grande part de cette triarticulation sociale; simplement, les hommes ne s'adaptent pas à ce qui devient réalité."
N.D.L.R. : Nous avons remplacé le mot « tripartition » par « triarticulation » dans la traduction en langue française originelle, excepté dans le titre. À noter, qu’il faudrait traduire « Dreigliederung des sozial Organismus » par « Trimembrement de l’organisme social » plutôt que par « triarticulation de l’organisme social » ou « tripartition de l’organisme social ». C’est pour prévenir la confusion dans l’esprit du lecteur, que nous continuons d’utiliser « triarticulation » au lieu de « trimembrement ». |
L'émancipation de la vie économique
L'exemple donné est celui de l'augmentation de la production de fer dans l'industrie sidérurgique allemande, dans la deuxième moitié du XIXe siècle: " ... ainsi, je vous prie de laisser ces chiffres parler au moins une fois à votre âme ; ne les laissez pas parler comme les statisticiens en parlent, mais comprenez-les : un peu plus de 20 000 hommes ont extrait environ 799.000 tonnes de fer brut au début des années 60 du siècle. 21.000 hommes, donc à peine plus, ont extrait 4 600 000 tonnes de fer brut à la fin des années 80." Il souligne que cette production ne fut possible "qu'au moyen d'améliorations techniques incommensurables" et que l'on pourrait tirer ce genre de conclusion à propos de "26 à 30 (autres) secteurs d'entreprises de premier rang, de première grandeur". Cet événement est considéré comme le symptôme d'un bouleversement considérable: "Ceci ne signifie rien de moins que, indépendamment de l'évolution culturelle et de l'évolution juridique ... la vie économique s'est séparée et sans que les hommes y aient participé, qu'elle s'est transformée. Les choses se sont mises en place mais les hommes n'en ont pas tenu compte. Cela peut nous fournir une preuve de ce que la triarticulation s'est réalisée dans les faits. - Il s'agit maintenant de tirer les conséquences de cette émancipation de la vie économique qui s'est accomplie. Dans la formation des prix, et dans tout ce qui dépend de la formation des prix et des valeurs marchandes, la vie économique a suivi son propre cheminement. - Au fond, les trois branches se sont émancipées les unes des autres et les hommes les ont soudées d'une manière artificielle ; ils ont été contraints de les souder toujours plus. C'est pourquoi nous sommes entrés dans la catastrophe mondiale (de la guerre)".
Un complément extrêmement important à ces indications se trouve dans une conférence du 23 janvier 1921:
"C'est un fait ... que ce qui se présente aujourd'hui à nous, et à d'autres personnes, en tant que triarticulation... ne provient absolument pas d'une pensée abstraite, ni d'une réflexion personnelle sur la façon d'après laquelle la vie sociale devrait être organisée... J'ai passé mon enfance, comme fils d'un modeste employé des chemins de fer, dans cette époque des années 1860 et 70, au cours desquelles les chemins de fer commençaient à moitié, si je puis dire - de sortir de leur période embryonnaire. - Je me trouvais donc directement sous l'impression du développement des moyens de transport. - Les transports mondiaux sont à l’origine de l'économie mondiale. Et l’économie mondiale n'existe effectivement que si dans un pays les matières premières sont achetées et expédiées dans un autre pays pour y être transformées par l'industrie. – Cette expansion de l'économie mondiale, rassemblement du monde dans une économie commune, s'est pour l'essentiel déroulé dans les dernières décennies du XIX° siècle ... Comme on peut le constater le plus nettement dans l'approvisionnement des industries textiles européennes avec le coton des Indes et des Amériques. Par là s'est accompli un bouleversement immense, c'est-à-dire que la vie économique du monde entier n'a plus formé qu'un seul corps, et les hommes ne purent pas comprendre cela ni le supporter. - Ainsi les hommes ont été projetés dans la vie économique sans comprendre comment organiser la vie d'après cela. Et ils vivent à présent dans un monde érigeant barrières sur barrières, voulant conserver de la manière la plus horrible des économies nationales non viables au moyen de toutes les protections imaginables, barrières douanières, contrôles des visas, etc. On veut de la sorte conserver quelque chose qui en réalité n'existe plus depuis longtemps."
A l'époque de la première guerre mondiale pendant laquelle les Etats industriels prédominants eurent recours à toutes leurs forces économiques pour réaliser des objectifs nationaux et militaires, l'émancipation de la vie économique s'est néanmoins poursuivie d'une manière qui, bien qu'invisible, n'en était pas moins inexorable. Dans une conférence du 24 octobre 1919, ces faits sont soulignés expressément et replacés dans le large contexte de l'histoire mondiale : "Tout comme, dans un laboratoire de chimie, des substances non miscibles que l'on place dans une éprouvette, se décantent et se séparent les unes des autres, de même· les facteurs économiques, culturels et juridiques se séparent, se sont même séparés relativement tôt." L'exemple qu'il donne est celui de l'Eglise qui ,pour des motifs théologiques combattait au Moyen-Age la perception de l'impôt, mais qui, en réalité cependant, s'en servait largement :
"La vie économique se séparait très fortement de la vie culturelle. Les deux se dispersaient. On pourrait approfondir des phénomènes semblables qui se sont déroulés ces dernières années, par exemple comment toutes sortes de trafics, la prolifération du marché noir, représentent une dissociation de la vie économique et de la vie juridique, celle-ci se contentant de rationner le marché". Dans cette perspective il faut de même considérer nombre d'agissements criminels de "l'économie parallèle", inacceptables d'un point de vue éthique, comme des symptômes d'une transformation actuelle s'étendant à la planète entière.
Il peut naturellement être rétorqué que de tels phénomènes se sont produits aussi à des époques très anciennes. C'est vrai. Mais ni les mesures de contrôle par l'Etat, ni les méthodes pour les contourner, ne représentaient une telle complexité qu'en notre siècle. Ce qui, autrefois, s'accomplissait presque instinctivement, devient de plus en plus présent à la conscience - et 'est justement la caractéristique de notre temps.
Il est frappant que Rudolf Steiner ait pratiquement toujours illustré la dissociation des trois domaines de la vie sociale en s'appuyant sur des exemples économiques. Une raison à cette façon de voir les choses était sûrement que l'émancipation de l'économie moderne se présentait, dès son époque, comme un fait manifeste, toute proportion gardée, tandis que l'évolution correspondante dans le domaine de la vie culturelle, comme dans l'ordre juridique, s'était accomplie jusqu'alors d'une manière plus complexe et souvent plus cachée. Il a cependant indiqué des phénomènes analogues dans ces domaines de la vie sociale.
Liberté et impuissance de la vie culturelle occidentale
Au XIX° siècle, alors que la vie culturelle se "libérait" de l'hégémonie précédente des Eglises par la création des écoles publiques et des universités d'Etat, beaucoup de scientifiques et autres intellectuels aspiraient plus ou moins instinctivement à une certaine autonomie vis-à-vis de cette instauration d'un dirigisme étatique. Un moyen indirect fut de créer une culture qui, par son niveau intellectuel et sa terminologie, devienne autant que possible inaccessible aux représentants des autorités étatiques et qui puisse être ainsi indépendante de celles-ci. "La séparation de la vie de l'esprit par rapport à celle de l'Etat fut accomplie en recourant à l'ersatz qui consistait à accueillir une vie culturelle étrangère, celle de la Grèce" (conférence du 13 avril 1919).
Rudolf Steiner a prolongé et en même temps précisé cette idée dans une conférence du 29 octobre de la même année : "En réalité la véritable libre vie de l'esprit s'est depuis longtemps déliée de la vie de l'Etat et de l'économie. - Nous pouvons ... dire que dès le commencement de l'époque où le capitalisme, l'organisation techno-industrielle moderne, sont apparus, que dès cette époque la vie culturelle libre - dans certains domaines de l'art, de la conception du monde, des convictions religieuses - s'est séparée de la vie économique et de la vie juridique. Elle fut pour ainsi dire mise entre parenthèses, tandis qu'à nouveau était arraché à cette vie spirituelle libre, et créatrice de par les initiatives humaines elles-mêmes, ce dont la vie économique avait besoin pour assurer sa gestion et ce dont /'Etat avait besoin pour son administration". Ainsi, "la vie de l'esprit ... s'est tout compte fait acquise une certaine place dans le monde. Mais quelle place ! - Cette vie spirituelle qui a conservé sa liberté est devenue étrangère à la vie ... elle n'a pas la force, la puissance de choc, pour s'interposer réellement dans la vie extérieure. De là est aussi provenu le manque de foi en cette vie spirituelle ... "
On peut longuement méditer ces paroles, qui caractérisent d'une manière pertinente la combinaison curieuse de liberté et d'impuissance dans laquelle se trouve la vie culturelle occidentale actuelle.
Un domaine où même l'Etat se rend autonome
Rudolf Steiner n'a cessé de souligner que les représentants politiques des Etats actuels ont provoqué un mal indicible au travers d'ingérences constantes et inutiles, dans les affaires économiques et culturelles des hommes. Nombre de ses déclarations à ce sujet devraient être sûrement bien connues des lecteurs de ce journal, aussi n'ont-elles pas besoin d'être rapportées ici. A la place, il convient de rappeler qu'il existe un domaine au sein duquel les mesures administratives de l'Etat sont incontestablement nécessaires, car elles ne peuvent être mises en application par aucune des deux autres instances de l'organisme social - à savoir la création et la réalisation pratique d'un ordre juridique démocratique judicieux. A cela se rattache, tout particulièrement à notre époque, le devoir de protéger tous les hommes contre les empiétements, autrement inévitables, de la vie économique: " ... les Etats sont absolument en marche vers la vie juridique autonome. En édictant les lois de protection des travailleurs, celles de l'assurance vieillesse et ainsi de suite, ils soustraient en effet à la vie économique l'organisation du travail, la règlementation de la nature et du temps du travail ... Nous voyons donc que même le second membre de l'organisme social (c'est-à-dire l'organisme juridique administratif de l'Etat, note de F. C.) est sur la voie d'une émancipation de la vie économique" (14 février 1921, 5ème conférence du cycle Comment agir pour l'impulsion de la tripartition sociale).
Rudolf Steiner indique aussi que de tels sentiments du droit se sont déjà manifestés vers la fin du XVIII° siècle, de manière exemplaire dans les conceptions, par ailleurs divergentes, de Robespierre et du Code civil de la Prusse, ces dernières furent formulées très clairement par Bismarck devant le Reichstag en 1884 (conférence du 3 novembre 1921).
Le cas particulier de la Russie
Rudolf Steiner a toujours insisté sur les possibilités toutes particulières d'adoption de la triarticulation sociale qui se présentaient en Russie. Quelques déclarations à ce propos sont si fondamentales qu'il est souhaitable de les citer ici: " ... Les peuples de l'Est russe auraient eu certainement à ce moment (il veut dire l'année 1917) une compréhension pour une relève du tsarisme au moyen d'une impulsion de ce genre. De la possibilité de cette compréhension, peut seul douter celui qui n'a aucune sensibilité vis-à-vis de la réceptivité de l'intellect est-européen, encore vierge, pour une idée saine du social" (« Au cœur de la question sociale », chapitre sur les relations internationales des organismes sociaux)." Toute l'Europe de l'Est aurait eu la compréhension ... du remplacement du tsarisme par la triarticulation de l'organisme social. Alors se serait passé ce qui devait réellement avoir lieu" (Conférence du 21 avril 1919). "Ce n'est absolument pas un obstacle que les Etats de l'Entente ne s'organisent pas d'une manière tripartite. Pour nous, il serait seulement nécessaire, pour aller de l'avant... que vers l'Est, la Russie et l'Ukraine se tournent vers la triarticulation ... Qui connaît, à partir de raisons plus profondes, les intentions de l'âme du peuple russe, celui-là sait tout ce qui a été brisé par la paix de Brest-Litovsk, et comment il aurait été possible, si tant de choses n'avaient pas été réduites à néant, de gagner réellement bien des partisans de l'organisme tripartite justement en Russie" (16 mai 1919). "Je sais que dans le peuple russe se trouvent justement les éléments pour, dès l'abord, comprendre l'idée de la triarticulation, si on la communique d'une manière juste. C'est ce qui aurait dû se présenter comme une action spirituelle à la place de l'action inacceptable de Brest-Litovsk Cela aurait pu aboutir à une communion entre l'Europe du Centre et l'Europe de l'Est, qui aurait été un acte spirituel, un réveil." (25 octobre 1919 ). Peut-être faut-il rappeler ici que le gouvernement bolchévique, par la puissance de l'offensive allemande de mars 1918 fut forcé, lors de la paix de Brest-Litovsk, de céder les régions de la Baltique et l'Ukraine entre autres (il s'agit donc d'une paix forcée au sens classique). La délégation allemande était conduite par Richard von Kühlmann, le ministre des affaires étrangères de l'époque, qui dit-on, avait dans la poche, un mémorandum de Rudolf Steiner à propos de la nécessité de parvenir à un arrangement pacifique avec la Russie, sur la base de la triarticulation (Voir C.Lindenberg, Steiner, Eine Chronik, p.392 et la réponse aux questions à la fin de la conférence du 26 octobre 1919).
Dans une conférence, qu'il tint le 19 mars 1919 devant les membres de la Société de statistiques et d'économie politique du Canton de Zurich, Rudolf Steiner a décrit d'une manière un peu plus précise les conditions particulières favorables, en Russie, à une rapide compréhension de l'impulsion de la triarticulation. Il fit remarquer que les assemblées démocratiquement élues des Provinces ("Semstvos") instituées à l'initiative d'Alexandre II au début des années 60 du XIX° siècle, ont, conjointement aux communes villageoises traditionnelles et à diverses corporations professionnelles, réalisé de belles choses dans le domaine économique (dans la littérature historique il est particulièrement souligné que les Semstvos s'activaient à la construction des routes, des hôpitaux et autres objectifs pour le bien commun). Dans l'administration tsariste, absolutiste, inefficace, et incroyablement corrompue, ces rassemblements constituaient sans nul doute des impulsions nouvelles et jeunes, et elles furent en conséquence craintes et combattues par l'autorité. C'est ce dont parle Rudolf Steiner, dans la même conférence: "A présent, une vie spirituelle se développe en Russie, une vie spirituelle plus intense que celle qu'adopte l'Ouest européen. Mais comment va se développer cette vie de l'esprit ? Absolument en opposition, oui, en mouvement insurrectionnel révolutionnaire contre tout ce que représente l'Etat russe. On voit que cet Etat unitaire solidement organisé se brise en trois morceaux. .. Mais il ne le peut pas ! Il nous montre justement en traversant cette expérience à quel point il est impossible pour l'Etat unitaire, de comprimer ensemble ces trois secteurs essentiels de la vie de l'homme".
Triarticulation et conscience du Je (Moi)
Bien des indices montrent que le mouvement pour la triarticulation en Allemagne s'est arrêté définitivement au printemps 1922 (voir Lindenberg Rudolf Steiner, Eine Chronik p.480 et suivantes). Quelques paroles de Rudolf Steiner, au congrès de Vienne en juin de la même année, retentissent comme une promesse que l'impulsion continuera d'agir irrésistiblement : "On peut voir comment, depuis plus d'un siècle, l'humanité tend vers la recherche d'une telle organisation tripartite. Elle viendra même si les hommes n'en veulent pas consciemment ; car inconsciemment, ils s'activeront dans l'économique, le culturel et le politique-juridique de façon telle que cette triarticulation viendra". (19 juin 1922).
Mais pourquoi en est-il ainsi ? Celui qui cherche une réponse à cette question peut trouver une orientation - d'une manière exemplaire - dans l'indication fondamentale suivante : "Avec le XV° siècle, une époque s'est ouverte pour le développement de l'humanité civilisée, dans laquelle en fait, l'individualité humaine doit toujours plus se constituer au travers d'une pleine conscience de soi. Ces forces-là que ces consciences du moi individuelles mettent en œuvre, se renforceront toujours de plus en plus, et toutes les manifestations de la vie, surtout de la vie générale avant tout, procèdent sous le signe de la formation de cette individualité" (22 octobre 1920).
Ce processus d'individualisation conduit nécessairement à une aspiration instinctive à vaincre toutes les tendances autoritaires dans l'ordre social actuel et à une organisation de la vie sociale commune conforme à l'humain.
L'individualité humaine s'exprime directement en premier lieu, dans une vie culturelle libre. Mais même dans les deux autres sphères de vie se manifeste à notre époque un renforcement grandissant de la conscience de soi. "Par la démocratie, l'individu veut avoir une large part dans les institutions de l'Etat ... plus grande qu'il ne l'avait jusqu'ici. Dans la socialisation[1], l'homme veut là aussi avoir une influence individuelle, personnelle, une large influence sur la vie économique. Il suffit de se rappeler sommairement l'état des choses d'autrefois, et l'on sera amené à reconnaître que la société humaine était beaucoup plus solidaire. L'individu suivait beaucoup plus les traditions, les usages, les coutumes, pour s'insérer dans ce qui était décrété et placé au-dessus de lui par l'autorité, par les pouvoirs les plus divers. L'homme veut surmonter et sortir de cette pensée bureaucratique, de ce sentiment de l'autorité." (19 juin 1919)[2].
Bien entendu, ces tendances irrésistibles, de notre temps nous confrontent, non seulement à des éventualités positives, mais aussi à des dangers des plus graves.
Dans la conférence du 22 octobre 1920, citée plus haut, Rudolf Steiner insiste sur le fait, qu'à l'âge de l'âme de conscience, "les caractéristiques particulières de cette époque ne sont plus dirigées depuis le monde spirituel, ce qui était encore le cas aux époques précédentes" et que "les puisssantes forces égoïstes de l'âme de conscience qui montent toujours plus des profondeurs de l'existence s'opposent à la vie sociale".
Exprimé crûment : la pleine responsabilité d'une vie sociale sur terre est maintenant entre les mains des hommes, et c'est pourquoi tout peut rater.
Mais à considérer les choses de plus loin, cela évolue néanmoins selon une direction principale. De nouvelles dictatures peuvent survenir, mais elles ne seront que transitoires - à cause du renforcement constant de la conscience de soi des hommes.
Le danger incomparablement plus important est l'anarchie totale : la guerre de tous contre tous. Dans le cycle de Nuremberg sur l'Apocalypse, Rudolf Steiner a clairement décrit comment "la prépondérance de l'égoïsme, de l'égocentrisme... chez l'homme " peut se développer dans le champ social et mener "à la guerre des individus contre les individus dans les domaines les plus divers de la vie, à la guerre des classes sociales entre elles, des castes contre les castes, des générations contre les générations. Dans tous les domaines de la vie, le Je (Moi) deviendra donc une pomme de discorde, et c'est pourquoi nous pouvons dire que le Moi peut conduire d'une part, à ce qui est le plus élevé, comme d'autre part, à ce qui est le plus bas. Pour cette raison, c'est une épée acérée à double tranchant. Et celui qui précisément a apporté à l'homme la pleine conscience de son Moi, le Christ Jésus, est représenté dans l'Apocalypse, d'une manière symbolique et à juste titre, comme ayant l'épée acérée à double tranchant dans la bouche " (25 juin 1908).
En 1908, il situait le point final de cette évolution dans un futur lointain (la 7ème époque post-atlantéenne). Après la première guerre mondiale, Rudolf Steiner s'exprima de manière tout autre : "Ce qui a été indiqué depuis longtemps au sein de notre science de l'esprit, ce que nous pouvons trouver précisé dans le cycle de conférences sur l'Apocalypse, selon quoi l'on s'oriente vers la guerre de tous contre tous, doit être pris dès l'époque présente très au sérieux, comme quelque chose de très significatif. Il faudrait le saisir de manière telle qu'on n'en reste pas à une vérité théorique mais que cela s'exprime aussi dans l'action et le comportement des hommes. " (4 novembre 1919).
Il semble s'agir d'une accélération énorme de ce devenir, une accélération dont Rudolf Steiner ne se doutait pas auparavant. Deux années plus tard, il soulignait que la conception matérialiste du monde "peut porter les instincts au plus haut degré de l'égoïsme"; "si on laisse aller les choses comme elles fonctionnent sous l'influence de cette manière de concevoir le monde hérité du XIX° siècle, alors nous nous trouverons à la fin de ce siècle devant la guerre de tous contre tous" (6 août 1921).
Si la conscience de soi renforcée s'enfonce en même temps dans la région de la vie instinctive reliée au corps, elle se manifeste comme un égoïsme de groupe exacerbé (voir par exemple : 30 octobre 1919 et 27 octobre 1921).
Le fait que nous nous trouvions aujourd'hui au début d'une telle évolution, peut difficilement être contesté. Les -événements qui ont eu lieu au Liban, en Somalie et qui se déroulent en ce moment dans l'ex Yougoslavie et autres points chauds du monde, sont à envisager comme un signal évident d'avertissement.
Sans triarticulation pas de paix durable
Il faut remarquer que les guerres, selon le mode d'observation de Rudolf Steiner, sont toujours le fait des Etats unitaires - c'est-à-dire des systèmes de gouvernement dans lesquels l'activité de l'Etat ne se limite pas à la sécurité juridique et à la législation sociale, mais s'immisce dans les activités culturelles-spirituelles et économiques des citoyens et de leurs organisations. Il insistait constamment sur le fait que les grandes puissances (donc pas seulement l'Allemagne) par leur politique étatique d'armement, leur politique commerciale agressive, et la propagande nationaliste - qui commençait dès l'école publique - ont provoqué la première guerre mondiale, et que seule une séparation de l'Etat, de l'économie et de la vie culturelle dans le plus grand nombre possible de pays, pourrait amener une paix durable. Lorsque pour la première fois, lors de l'été 1917, il exposa par écrit la nécessité d'une telle "triarticulation" de l'organisation sociale dans deux memoranda adressés aux politiciens allemands et autrichiens, il décrivit de la manière suivante comment une telle séparation devait s'exercer sur le plan international : "En particulier les intérêts économiques font contrepoids aux conflits qui surgissent sur le terrain politique, et les cercles intéressés par l'humain universel (c'est-à-dire le culturel et le spirituel) peuvent déployer leur force qui relie les peuples, pourtant cette force est poussée à l'impuissance totale quand elle doit s'extérioriser à travers le poids des conflits politiques et économiques." (Articles sur la triarticulation de l'organisme social et sur la situation de notre temps de 1915-1921.)
Autrement dit, des activités économiques et culturelles-spirituelles qui peuvent s'étendre de manière autonome et sans entrave par delà les frontières, conduisent progressivement à des liens et dépendances mutuelles entre les peuples, tels qu'à la longue, les guerres deviennent impossibles.
La même chose vaut pour la communication entre les groupes formés à l'intérieur d'un Etat : "Les hommes d'un territoire linguistique ne sauraient entrer dans des conflits artificiels avec ceux d'un autre territoire, si, pour faire valoir leur culture, ils se refusent à utiliser l'organisation de l'Etat ou la puissance économique. Lorsque la culture d'un peuple a une capacité d'expansion et une fécondité spirituelle plus grandes, que celles d'une autre culture, alors l'expansion sera justifiée et elle pourra s'accomplir d'une manière pacifique, pour autant qu'elle prenne forme dans les institutions qui dépendent des organismes culturels." (« Au cœur de la question sociale » , chapitre sur les relations internationales). Il est inutile de détailler en quoi une telle description est valable aussi pour les groupements religieux.
Si l'économie, la vie culturelle et l'Etat s'émancipent présentement les uns des autres jusqu'à un certain degré - et cela se réalise vraiment dans de vastes parties du monde - de tels pas peuvent donc être compris en général comme des contributions (souvent tout à fait inconscientes) à un développement de la paix.
"Un champ de bataille au sein des âmes humaines"
On doit encore ajouter un point de vue complémentaire. Rudolf Steiner ne croyait pas que des accords de paix puissent être établis uniquement par des mesures extérieures. Ce qu'il a dit dans ses livres et ses conférences sur l'auto-éducation psychique et spirituelle de l'homme, s'entendait comme une contribution tout aussi essentielle aux efforts de paix de notre temps, que ses exposés sur l'impulsion de la triarticulation. Les paroles suivantes sont peut-être ce qu'il a exprimé de plus direct et poignant sur la nécessité, pour la paix sur terre, du travail intérieur de l'individu sur lui-même : "Les combats qui aujourd'hui se déroulent au-dehors sont ceux de l'intérieur de l'homme qu'il a projetés à l'extérieur ... C’est cela qui doit venir : les hommes doivent accueillir au-dedans ce qu'ils croient aujourd'hui devoir combattre au-dehors. Un champ de bataille à l'intérieur des âmes humaines, tel sera le remède salutaire à ce qui est survenu de si destructeur parmi les hommes " (20 décembre 1918)[3].
Tiré de la revue Das Goetheanum N° 10, 7 mars 1993.
Traduction autorisée à Daniel Kmiécik et Michel Joseph pour la revue Tournant.
Publié sur le présent site avec l’autorisation de la revue Tournant.
NOTES :
[1] Le mot socialisation ne signifie jamais étatisation pour Steiner. Dans ce contexte, il entend une vie économique dans laquelle l'initiative des hommes, en particulier en tant que consommateurs, s'exprime sans contrainte et sert en même temps les buts de la "fraternité".
[2] À ma connaissance, Steiner n'a jamais explicitement exprimé que nous allions au-devant d'une époque au sein de laquelle on ne reconnaîtra plus aucune autorité supérieure. Peut-être le temps n'était pas encore venu pour le dire. Dans la formulation citée ici, on a un exemple, parmi beaucoup d'autres, de ce que cette pensée découle immédiatement de sa manière de considérer les choses.
[3] Dans cet article, j'ai rassemblé les citations de Rudolf Steiner qui m'ont été particulièrement utiles pour mes autres considérations à propos des questions sociales - elles seront publiées un jour sous forme d'un livre, je l'espère. Dans ceux-ci je tente de laisser parler les phénomènes d'eux-mêmes, de sorte qu'il est possible de les décrire sans se référer directement à Rudolf Steiner.