cover rudolf steiner kernpunkte pt Des extraits importants de l'ouvrage de Rudolf Steiner, "Éléments fondamentaux pour la solution du problème social" (GA23) sont publiés en langue française sur le présent site (cliquez ici). 
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Toujours pour tenter de voir plus clair dans les rapports entre l’Ukraine et la Russie notamment, nous allons cette fois nous pencher sur l’histoire de l’ex-URSS en général, principalement sur la période de la révolution russe, puis sur celles de Lénine et Staline.

Comme annoncé, nous allons aussi aborder à nouveau la question de la fiabilité des sources, de la véracité des données historiques.

Cette question des sources, nous allons l’aborder dans un deuxième temps seulement, car elle paraîtra sans doute un peu plus fastidieuse à beaucoup (même si elle est bien sûr très importante.) Ceux qui s’y intéressent moins pourraient donc se limiter à la première partie de l’article (et s’arrêter juste avant la section « La possibilité de se former un jugement »).

Un historien très éclairant

Commençons par une petite présentation de Nicolas Werth, l’historien sur les travaux duquel nous allons principalement nous baser ici. Nous verrons précisément, dans la deuxième partie, sur base de quoi on peut estimer que les données qu’il présente sont très probablement fiables. Et nous ne nous fonderons pas, pour cela, sur un argument d’autorité. Les quelques données qui suivent à présent vont en partie dans le sens d’un tel argument, mais, malgré leur intérêt, ce ne sont pas elles qui sont décisives, comme nous le verrons plus loin.

Werth est un des experts les plus reconnus de l’histoire de l’Union soviétique[1]. Directeur de recherche au CNRS, il est d’origine russe, et le russe est sa langue maternelle[2]. (C’est une donnée importante par rapport, notamment, aux possibilités de consultation directe des archives nationales de Russie ; possibilité que, comme nous allons le voir bientôt, Werth a beaucoup exploitées). Tout en abordant de manière très critique l’histoire de l’URSS, il fait manifestement preuve de nuances et de prudence. Un des exemples les plus importants, qui concerne précisément l’Ukraine : au sujet de la grande famine des années 1930, dans ce pays et d’autres de la région, ainsi qu’à propos du rôle essentiel qu’y a joué la politique soviétique, Werth met en garde contre les tendances à interpréter les choses en termes d’opposition Russes-Ukrainiens, ou uniquement en ces termes ; il insiste sur le fait que, suivant ses données, l’opposition se situait davantage entre populations des villes et des campagnes, et, surtout, entre État et paysannerie[3]. (Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de violentes politiques de russification notamment, comme nous l’avons vu récemment[4].)

Nicolas Werth a aussi pris distance avec des analyses de Stéphane Courtois, co-auteur et coordinateur de la publication Le livre noir du communisme[5] (auquel N. Werth lui-même a beaucoup contribué)[6]. Werth reproche notamment à Courtois de donner à son travail un prolongement idéologique[7], ainsi que de surévaluer le nombre des victimes des pouvoirs communistes[8]. Dans le même sens, le travail de Werth est estimé par Gilles Perrault[9] (journaliste diplômé de Sciences Po), qui, à l’époque de la parution du livre noir du communisme, a été très critique sur cet ouvrage. (En outre, ce journaliste faisait alors partie de la société des Amis de L’Humanité[10], journal très proche du Parti Communiste Français.) Par exemple, Perrault écrit, dans Le Monde diplomatique : « Avec Nicolas Werth, qui consacre plus de deux cent cinquante pages (…) aux « violences, répressions, terreurs en Union soviétique », nous quittons une littérature évoquant la pire agit-prop des années 30 et réintégrons avec soulagement l’histoire.[11] » Le journal proche du Parti communiste français, qui vient d’être évoqué (donc L’Humanité), porte lui aussi un jugement positif sur la contribution de Werth au livre dont il s’agit[12].

Notons aussi que ce chercheur ne provient pas d’un milieu familial hostile à l’URSS, puisque, selon un article d’Annie Lacroix-Riz (grande défenseuse de l’URSS notamment), son père était plutôt favorable à cette puissance[13].

Nous allons justement nous centrer ici sur des données tirées de la contribution de Werth au Livre noir du communisme. Penchons-nous d’abord rapidement sur les sources qu’il y a utilisées : on trouve dans celles-ci des dizaines de références à des documents conservés dans des archives étatiques russes, à divers médias officiels soviétiques (en particulier la Pravda, mais aussi des périodiques de la Tchéka, puissante police politique), ou encore aux mémoires ou autres publications de dirigeants, comme Lénine et Trotski. (Au sujet de ces dernières publications, notons qu’elles ont eu lieu en Russie, à l’époque soviétique, et que, selon les sources indiquées, elles ont été consultées par Werth dans les versions originales. Notons aussi que les œuvres complètes de Lénine et de nombreux autres textes, notamment de Trotski, sont, en partie au moins, consultables en ligne[14], sur un site reconnu comme fiable par des chercheurs marxistes comme non-marxistes[15]).

Une violence première

Venons-en aux faits historiques concernés. L’approche de Werth fait particulièrement ressortir la violence des révolutionnaires bolcheviks (courant le plus radical des communistes), puis du pouvoir soviétique qu’ils ont établi. Les auteurs qui, aujourd’hui, continuent à défendre ces révolutionnaires, ces auteurs soulignent ces faits : le nouveau pouvoir se trouvait face à une très grande adversité, car l’URSS était alors comme une citadelle assiégée par les puissances capitalistes, tout en étant confrontée à une forte opposition interne, promue par ces puissances. Et des données présentées par Werth, il ressort effectivement qu’une grande violence est venue de différents côtés. Ce chercheur reconnaît aussi que, de même qu’a sévi une terreur « rouge » (donc celle orchestrée par les révolutionnaires), il y eut aussi une terreur « blanche » (celle des monarchistes, qui voulaient rétablir l’ancien régime). 

Cependant, il faut préciser que la guerre civile qui s’est développée petit à petit, après la révolution de 1917, n’était pas quelque chose que Lénine et ses compagnons ont cherché à éviter, tout du contraire : Lénine estimait que la révolution passait par la transformation de la guerre entre États en une guerre civile. Parlant des tendances révolutionnaires existant selon lui au sein des « masses », il écrit en effet, en 1915 déjà : « Notre devoir est d'aider à prendre conscience de ces tendances, de les approfondir et de leur donner corps. Seul le mot d'ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile exprime correctement cette tâche, et toute lutte de classe conséquente (…) y mène inévitablement.[16] » Dans le même sens, quelques années plus tard, en 1918, Trotstki déclare : « Notre parti est pour la guerre civile. La guerre civile, c’est la lutte pour le pain... Vive la guerre civile ![17] »

Il n’est donc pas étonnant que, des données de Werth, il ressorte que c’est dès le départ que les dirigeants soviétiques, en particulier Lénine, ont fait preuve de brutalité. Y compris dans des situations où ceux sur lesquels ils ont exercé cette brutalité n’étaient pas encore du côté de leurs ennemis, voire combattaient ceux-ci. Cela concerne en particulier les paysans et mouvements paysans (qui étaient d’une grande ampleur en Ukraine justement).

Sur ce point très important, un projet de Lénine est tout spécialement révélateur. Écrit en 1918, ce projet concernait la mission d’une « armée de ravitaillement », mise sur pied pour tenter d’assurer l’approvisionnement de l’armée et des villes, qui, comme le précise Werth, étaient les lieux du pouvoir et les sièges du « prolétariat ». Connu par la réaction de la Commission au ravitaillement, ce texte de Lénine prévoyait que tous les paysans seraient contraints de livrer les surplus de leur production, et que, en cas de non-livraison dans les délais, les contrevenants seraient fusillés. Les membres de la commission en question (à la tête de laquelle se trouvait Trotski, qui allait pourtant lui aussi se distinguer toujours plus par se brutalité), les membres de la commission furent très étonnés ; car « Appliquer pareil décret aurait conduit à des exécutions massives.[18] » 

Élément essentiel : ce projet a été rédigé mi-février 1918, c’est-à-dire un moment où la paysannerie ne s’était pas encore révoltée contre le pouvoir communiste, mais avait plutôt lutté dans la même direction que lui (à savoir contre les grands et moyens propriétaires terriens). Qu’il en était alors ainsi ressort du fait que ce ne fut qu’ensuite, le 29 avril 1918, que Lénine déclara, devant le Comité exécutif central des soviets : « Oui, les petits propriétaires, les petits possédants ont été à nos côtés, nous autres prolétaires, lorsqu’il s’est agi de renverser les propriétaires fonciers et les capitalistes. Mais maintenant nos voies divergent. Les petits propriétaires ont horreur de l’organisation, de la discipline. Le temps est venu pour nous de mener une lutte impitoyable, sans merci, contre ces petits propriétaires, ces petits possédants.[19] »

La Commission au ravitaillement décida de refuser l’idée d’exécuter les paysans en retard dans leurs livraisons. Mais malgré cela, la logique répressive et meurtrière qui sous-tendait le projet mentionné allait s’appliquer toujours plus : « Lénine, acculé dans l’impasse où l’avait conduit sa politique, inquiet devant la situation catastrophique du ravitaillement des grands centres industriels perçus comme les seuls îlots bolcheviques au milieu d’un océan paysan, était prêt à tout pour « prendre les céréales », plutôt que de modifier d’un iota sa politique.[20] » Dans ce sens, le commissaire du peuple au Ravitaillement déclare, peu après les propos de Lénine sur la lutte impitoyable à mener contre les paysans, et devant la même assemblée : « Je le dis ouvertement : il est bien question de guerre, ce n’est qu’avec des fusils que nous obtiendrons les céréales.[21] » 

Visée d’un contrôle total

Cela concernait en particulier les paysans, mais aussi les ouvriers qui désobéissaient, ainsi, toujours plus, que toute personne ou groupe divergeant par rapport aux bolcheviks. Un des nombreux documents significatifs est ici une lettre du chef de la Tchéka, Dzerjinski, qui, avec Lénine, Trotski et Staline, était l’un des dirigeants les plus influents. Cette lettre concernait un mouvement d’ouvrier dont une des revendications était la formation d’un gouvernement qui aurait représenté toutes les tendances socialistes, pas seulement celle des bolcheviks. Dans ce courrier, Dzerjinski s’adresse à l’un de ses agents. Il lui écrit : « Les ouvriers, influencés par les mencheviks, SR et autres salauds contre-révolutionnaires, ont fait grève et ont manifesté en faveur de la constitution d’un gouvernement rassemblant tous les “socialistes”. Tu dois faire placarder dans toute la ville une proclamation indiquant que la Tcheka fera exécuter sur-le-champ tout bandit, voleur, spéculateur, contre-révolutionnaire qui complote contre le pouvoir soviétique. Mets une contribution extraordinaire sur les bourgeois de la ville. Recense-les. Ces listes seront utiles si jamais ils bougent. Tu me demandes avec quels éléments former notre tcheka locale. Prends des gens résolus qui savent qu’il n’y a rien de plus efficace qu’une balle pour faire taire quelqu’un.[22] »

De tels ordres furent appliqués sans réserve, dans mille situations plus ou moins analogues, concernant toutes les catégories sociales ou politiques, et tout particulièrement la paysannerie.

Revenons à l’argument des défenseurs de l’URSS évoqué plus haut, donc à l’idée que cette puissance était assiégée par ses ennemis, tout en étant confrontée à de très fortes résistances internes. Comme évoqué, cela correspond sans doute aux faits. Mais nous venons de pouvoir nous faire une idée de la responsabilité des bolcheviks, vis-à-vis de la violence de cette résistance interne. Un des éléments essentiels qui ressortent de ce qui précède est la très forte tendance des porteurs de ce mouvement révolutionnaire à vouloir régner sans partage. À cet égard, il faut insister sur le fait que cette volonté les a menés à détruire des mouvements qui avaient d’abord combattu à leurs côtés, et dont certains auraient probablement pu rester des alliés puissants – ou au moins des partenaires –, si de vrais efforts de dialogues avaient été fournis.

Il s’agit surtout des autres tendances socialistes en Russie notamment, mais aussi, sans doute, des mouvements paysans anarchistes ou socialistes libertaires, et spécialement ceux d’Ukraine. Dans ce pays, des meneurs libertaires avaient su rassembler de grandes armées de paysans, qui se battirent un temps aux côtés que des bolcheviks, en remportant de vrais succès militaires. Ils voulaient cependant conserver leur indépendance. Werth présente ainsi l’un des plus importants de ces mouvements, celui mené par le paysan et penseur Nestor Makhno : [ce mouvement] « présentait un programme à la fois national, social et anarchisant élaboré au cours de véritables congrès, comme le « Congrès des délégués paysans, rebelles et ouvriers de Gouliaï-Pole», tenu en avril 1919 au centre même de la rébellion makhnoviste. Comme tant d’autres mouvements paysans moins structurés, les makhnovistes exprimaient d’abord le refus de toute ingérence de l’État dans les affaires paysannes et le désir d’un self-government paysan — une sorte d’autogestion — fondé sur des soviets [conseils] librement élus. À ces revendications de base s’ajoutaient un certain nombre de demandes communes à tous les mouvements paysans : l’arrêt des réquisitions, la suppression des taxes et impôts, la liberté pour tous les partis socialistes et les groupes anarchistes, le partage des terres, la suppression de la « commissarocratie bolchevique », des troupes spéciales et de la Tcheka[23] ».

Bien sûr, les dirigeants soviétiques ne tolérèrent pas de telles revendications. Ils détruisirent ces mouvements, dans le sang. À l’égard de tels choix, les défenseurs de l’URSS invoquent en particulier l’enjeu crucial du ravitaillement en céréales, évoqué plus haut, qui impliquait naturellement une forte dépendance à l’égard de la paysannerie. Et sans doute que, pour les bolcheviks, il n’aurait pas du tout été facile de s’arranger avec celle-ci, y compris avec ses meneurs plus intellectuels. Mais le dialogue et la coopération d’égal à égal auraient pu être tentés. De telles approches étaient cependant à l’opposé de celles des bolcheviks.

Les moissons de la tyrannie

Sur base de l’exposé de Werth, on peut résumer comme suit les décennies qui suivirent, en Union soviétique. La spirale de la violence étant enclenchée, les bolcheviks se heurtèrent à des résistances de plus en plus dures. Ils ne cherchèrent visiblement pas de désescalade, mais intensifièrent plutôt les recours à la force. Ainsi, répressions, tueries, terreurs atteignirent des degrés inouïs. Outre les exécutions massives et innombrables, des multitudes de prisonniers furent contraints aux travaux forcés ; ils furent déportés, dans de très mauvaises conditions, où beaucoup trouvèrent la mort ou virent leur santé gravement abimée. De telles mesures frappèrent des communautés ou peuples entiers, considérés comme s’opposant dans leur ensemble au régime. Les très nombreuses personnes concernées furent utilisées comme des esclaves, dans toutes sortes de travaux mis en œuvre par le nouveau pouvoir. Tous les peuples d’URSS furent touchés ; mais certains le furent plus durement encore que les autres, dont les Ukrainiens, du fait qu’une très grande part d’entre eux faisait partie de la paysannerie, milieu résistant particulièrement durement au pouvoir. Ces politiques firent de très nombreuses victimes, dont des millions de morts[24]. Ce n’est qu’à la mort de Staline, en 1953, que la violence des répressions s’amenuisa.

Tout cela doit évidemment être soigneusement pris en compte, si l’on essaie de comprendre la situation actuelle en Ukraine. Bien sûr, l’URSS n’est pas la seule puissance qui a martyrisé ce pays, l’Allemagne nazie l’a fait tout autant. Mais cela ne change sans doute pas grand-chose à ce qui précède.

La possibilité de se former un jugement

Au sujet de cette question, donc celle de la fiabilité des données qui précèdent, nous allons nous baser sur ces observations simples : étant donné les propagandes existant dans l’ensemble des puissances, et étant donné, dans le même sens, que bien des scientifiques s’avèrent être sous influence, il est certes très important de prendre toute approche avec grande prudence. Cependant, quand certaines conditions sont réunies, il est souvent possible de se faire des jugements déjà éclairants, même concernant des pays dont on ne connaît pas la langue, ou aux archives desquelles on n’a que difficilement accès. Considérons ces conditions, avant de les expliquer : l’une de celles-ci est que le sujet concerné suscite des passions et controverses (nous allons bientôt pourquoi) ; une autre condition est l’existence de médias où peuvent s’exprimer les analyses marginales ou contestataires (que celles-ci soient justes ou non) ; et deux autres conditions encore sont que les auteurs sur lesquels on cherche à se faire un jugement soient assez connus, et qu’ils utilisent des sources publiques et aussi originelles que possible – et bien sûr qu’ils les indiquent clairement.

En effet, si les sources sont accessibles à tous, si l’auteur concerné est connu, et si le sujet dont il s’agit suscite des passions et controverses, les falsifications éventuelles finiraient très probablement par être assez rapidement constatées et dénoncées.

Or, ces conditions sont pleinement réunies : premièrement Nicolas Werth est très connu et réputé, par rapport à la Russie et l’ex-URSS[25] (et ses écrits et propos sont donc suivis) ; deuxièmement, il indique bien sûr clairement ses sources (et comme nous l’avons vu, celles-ci se trouvent en particulier dans des archives nationales russes) ; troisièmement, à l’époque de la parution du livre noir du communisme – et durant un bon nombre d’années encore –, ces archives étaient aisément accessibles ; quatrièmement, à cette même époque, le sujet concerné déchaînait toujours des passions – et continuent à le faire –, comme en témoigne notamment l’accueil de ce livre par certains médias[26] ; et cinquièmement, à cette époque toujours, et jusqu’à aujourd’hui, une série de médias plus ou moins alternatifs diffusent les analyses de chercheurs continuant à défendre l’ex-URSS[27]. (De plus, certains de ces chercheurs sont des partisans si zélés de cette idéologie et de cette puissance qu’ils vont jusqu’à défendre Staline, y compris dans certains de ses choix les plus criminels et meurtriers. C’est le cas, p. ex., d’Annie Lacroix-Riz, professeure à l’Université Paris-Diderot[28].)

Des données de base non-controversées

Or, même si, dans les médias alternatifs évoqués, on remet régulièrement en cause les analyses, interprétations ou conclusions de Werth, il n’y a aucune remise en question concrète de la véracité des données sur lesquelles il se base[29]. Un article d’un de ces médias cite même quelques lignes où cet auteur reconnaît aux dirigeants bolcheviks une capacité à construire un État[30], ce qui indique spécialement clairement que le travail de cet historien est suivi de près par ses adversaires également. Quant à Annie Lacroix-Riz, elle met certes en doute les estimations officielles du nombre de victimes du pouvoir soviétique – ce qui concerne entre autres les conclusions de Werth ; mais au sujet d’une part très importante des chiffres concernés (ceux liés à l’Ukraine des années 1930), son argument principal se limite à la difficulté qu’il y aurait eu à dissimuler autant de corps[31]. Or, des réflexions simples suffisent déjà à mettre à mal cette approche ; notamment car, selon l’ouvrage mentionné, de nombreuses personnes sont mortes en cours de déportation où dans les régions diverses où ces déportations les ont menées ; ce qui implique une forte répartition des corps des victimes, sur les territoires immenses de l’ancienne URSS.

Cette dernière réflexion nous rappelle que, bien sûr, tout cela ne concerne que les contenus des sources (donc des médias), et non leur correspondance avec la réalité, ni les conclusions qu’on en tire ou les interprétations qu’on en fait. Mais concernant la correspondance avec la réalité, les choses posent spécialement peu question ; en effet, comme nous l’avons vu, les sources concernées proviennent avant tout de documents du pouvoir soviétique lui-même, et qui datent de l’époque des faits. (Comme mentionné : ordres, écrits, protocoles de réunions, articles de la Pravda…) Or, les auteurs de ces documents n’avaient aucun intérêt de présenter les choses en les noircissant, puisqu’ils étaient impliqués dans les politiques concernées, et que celles-ci auraient pu leur nuire par la suite, en cas de changement de régime.

Par ailleurs, comme nous le verrons bientôt de plus près, dans un des prochains articles, les pouvoirs russes ayant succédé au pouvoir soviétique n’ont pas non plus cherché à noircir la période concernée ; au contraire, depuis une vingtaine d’années surtout, ces pouvoirs ont bien plutôt cherché à occulter les épisodes les plus noirs, soucieux de l’image de la Russie et s’efforçant de mettre le plus possible cette histoire au service du sentiment d’appartenance nationale[32]. Soupçonner que des documents d’archives (ou d’autres publications soviétiques) auraient pu être falsifiés dans le sens d’un noircissement des faits, cela ne paraît donc pas raisonnable. Quant à la question des conclusions et interprétations, celles-ci appartiennent bien sûr à chacun. Mais il semble évident que les extraits de documents cités ici, à eux seuls, sont déjà extrêmement parlants.

DZ

 

[1] https://www.universalis.fr/encyclopedie/nicolas-werth/

[2] https://www.lhistoire.fr/portrait/la-patrie-russe-de-nicolas-werth

[3] La famine : un fléau ou une arme ? Dialogue entre C. Gousseff & N. Werth – Mémoires en jeu (memoires-en-jeu.com)

[4] https://www.tri-articulation.info/actualite/theme/politique-geopolitique/354-ukraine-approches-classiques-et-alternatives

[5] Robert Laffont, 1997.

[6] Un Livre noir de la mémoire et de l'histoire - Persée (persee.fr)

[7] Ibid., p 69.

[8] Ibid., p 69 sq.

[9] Communisme, les falsifications d'un « livre noir », par Gilles Perrault (Le Monde diplomatique, décembre 1997) (monde-diplomatique.fr)

[10] Histoire - Société des Amis de l'Humanité (amis-humanite.fr)

[11] Communisme, les falsifications d'un « livre noir », par Gilles Perrault (Le Monde diplomatique, décembre 1997) (monde-diplomatique.fr)

[12] https://www.humanite.fr/nicolas-werth-le-modele-et-le-pluriel-233399

[13] « Le père de Nicolas Werth, l’excellent journaliste britannique Alexander Werth qui, à la différence de son fils, aimait beaucoup l’URSS et ne haïssait pas son chef, souligna dès 1964 les périls d’une réécriture de l’histoire soviétique systématiquement antistalinienne. » (http://www.reveilcommuniste.fr/article-annie-lacroix-riz-repond-a-l-historien-trotskyste-jean-jacques-marie-biographe-de-staline-55479078.html)

[14] https://www.marxists.org/francais/index.htm

[15] Voir notamment : https://chnm.gmu.edu/worldhistorysources/r/39/index.html

[16] Lénine – Vladimir Ilitch Oulianov –, Le socialisme et la guerre, 1915 –, consultable en ligne sur le site mentionné plus haut : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/08/vil19150800b.htm

[17] Werth, N., Le livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p. 77. Werth se base ici sur les Protocoles de la 4e session du CEC, publiés à Moscou en 1918.

[18] Le livre noir du communisme, op. cit., p. 75. Werth indique avoir consulté le document dans l’un des centres d’archives nationaux de Russie (le CRCEDHC).

[19] Le livre noir du communisme, op. cit., p. 77. Werth se base ici sur les œuvres complètes de Lénine.

[20] Ibid., p. 75.

[21] Ibid., p. 77. Là aussi, Werth se base sur les Protocoles de la 4e session du CEC.

[22] Ibid., p. 79. Werth indique avoir consulté la lettre dans les archives du CRCEDHC, là aussi.  

[23] Ibid., p. 110.

[24] Pour les estimations chiffrées les plus récentes, voir Poutine, historien en chef, op. cit.

[25] Voir l’article que lui consacre Universalis.

[26] Voir notamment : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/01/A/4270

[27] Voir p. ex. : https://www.investigaction.net/fr/ ; http://www.reveilcommuniste.fr/ ; https://www.legrandsoir.info/ ; etc.

[28] Voir notamment : http://www.reveilcommuniste.fr/article-pour-comprendre-le-contexte-historique-de-katyn-par-annie-lacroix-riz-49416954.html ; on peut aussi mentionner p. ex. le livre livre de Robert Charvin Faut-il détester la Russie, Investigaction, 2016.

[29] Voir p. ex. http://www.reveilcommuniste.fr/article-30773696.html ; http://www.reveilcommuniste.fr/article-annie-lacroix-riz-repond-a-l-historien-trotskyste-jean-jacques-marie-biographe-de-staline-55479078.html ; l’article suivant met en doute les estimations chiffrées (qui sont toujours incertaines), mais pas les sources http://www.reveilcommuniste.fr/article-ukraine-33-famine-ou-desinformation-un-article-d-annie-lacroix-riz-40080616.html ; les articles qui suivent critiquent durement, mais sans un seul argument concret http://www.reveilcommuniste.fr/article-contribution-au-36e-congres-du-parti-communiste-fran-ais-pcf-il-est-grand-temps-de-rallumer-l-et-111918681.html ; https://www.investigaction.net/fr/casser-lhistoire-contribue-efficacement-a-empecher-les-populations-de-reflechir-sur-leur-present/ 

[30] http://www.reveilcommuniste.fr/article-losurdo-sur-gramsci-contre-le-populisme-communiste-qui-veut-sauter-l-etape-du-socialisme-et-du-p-117454697.html : « Donnons la parole à Nicolas Werth (un des auteurs, en son temps, du Livre noir du communisme) : « Assurément, le succès des bolcheviks dans la guerre civile avait été dû, en fin de compte, à leur extraordinaire capacité de “construire l’État“ - capacité qui avait fait défaut à leurs adversaires ».

[31] https://www.mediapart.fr/journal/france/070423/un-droit-de-reponse-d-annie-lacroix-riz

[32] Voir notamment Werth, Nicolas, Poutine, historien en chef, Gallimard, 2022. Notons aussi qu’il n’y a pas eu en Russie de véritable rupture, au niveau du pouvoir, lors du passage de la période soviétique à celle qui l’a suivie – y compris par la suite. En particulier, la très puissante institution qu’est le KGB n’a fait, globalement, que changer de nom.

 

Illustration : Bolshevik, Boris Kustodiev (1878–1927). Source : Wikimedia.

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