Dans les relations Russie-Ukraine au 20e siècle, les famines des années 1920 et 1930 comptent parmi les événements les plus tragiques et les plus marquants.
Ces famines ont sévi en Ukraine comme en Russie même, ainsi que dans plusieurs autres pays voisins. Cependant, la politique du pouvoir soviétique de Moscou y a manifestement joué alors un rôle essentiel, d’où les influences évidentes de cet historique dans le conflit actuel. Plusieurs aspects de ces événements sont cependant très discutés, notamment la question de savoir si l’on peut parler de génocide. Du fait de l’importance de tout cela pour pouvoir juger de la situation actuelle, nous allons à nouveau consacrer une attention particulière à la question des sources et de leur fiabilité.
Les événements en question ont été rappelés abondamment par les médias classiques occidentaux, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Mais, comme à l’égard d’autres sujets abordés précédemment, pour ceux qui, de plus en plus nombreux, remettent radicalement en question ces médias (remise en question très souvent très justifiée), pour ceux-là, ces communications des médias classiques n’auront pas beaucoup de poids. Aussi, comme dans les articles précédents, nous allons tenter de voir si, par une approche brève et malgré les propagandes existant des différents côtés, il est possible de se faire un jugement assez sûr sur les famines en question, leur ampleur et leurs causes. Nous allons tenter de nous centrer sur l’essentiel, et en particulier de cerner ce qui est reconnu par les différents côtés – c’est-à-dire par les critiques des pouvoirs russes successifs comme par leurs partisans.
Les faits concernés en quelques mots, suivant les médias et ouvrages de référence classiques occidentaux[1] : suite à différentes causes, notamment la collectivisation des terres et les réquisitions de céréales par le pouvoir soviétique, de grandes famines éclatent au début des années 1920, puis au début des années 1930, dans plusieurs pays de l’ex-URSS, causant la mort de millions de personnes. Ces famines ont notamment touché fortement l’Ukraine, et sont considérées par de nombreux Ukrainiens comme un grand crime commis par la Russie sur leur peuple.
Un puits d’informations sans doute loin des influences de l’Ouest
Mais peut-on se fier à ces sources classiques occidentales, sachant notamment l’opposition ayant existé entre l’occident et l’URSS, et l’opposition existant aujourd’hui avec la Russie ? À cet égard, une source est tout particulièrement intéressante : le site officiel d’une institution directement contrôlée par le pouvoir russe (et émanant de celui-ci), la Société d’Histoire Militaire Russe, site que le non-russophone peut lire grâce aux divers logiciels de traduction automatique disponibles sur Internet. Les objectifs de cet institut sont explicites (et malsains), comme on le lit sur son site officiel : « soutien et diffusion des meilleures pratiques régionales en matière d'éducation patriotique et militaro-historique de la jeunesse (…) ; éducation militaro-patriotique de la jeunesse[2] ».
En outre, il est important de savoir que, depuis de nombreuses années, le pouvoir russe fait le maximum pour présenter aussi positivement que possible l’histoire nationale, y compris concernant la période soviétique. Ce, en donnant une place maximale à la résistance de l’URSS face à l’Allemagne nazie, en réduisant à leur minimum les mentions des crimes du pouvoir soviétique, et même en présentant plus ou moins positivement plusieurs des acteurs principaux de ces crimes. Grâce aux possibilités de recherches dans des médias électroniques, ainsi, là aussi, que grâce aux traducteurs automatiques, il est possible de prendre connaissance de toute une série de faits liés à ces politiques, et ce, à l’aide de médias russes soit directement gérés par l’État, soit suffisamment diffusés, en Russie, que pour ne pas pouvoir se permettre d’inventer des infos qui pourraient nuire à ce pouvoir.
Parmi les faits manifestant les politiques en question : inauguration toute récente (11 septembre 2023) d’une statue du chef de la tristement célèbre Tcheka (police politique soviétique créée en 1917), avec discours élogieux du chef d’un important service secret russe (le renseignement extérieur), Sergei Narychkine[3] ; création de l’institut évoqué (donc la Société Historique Militaire Russe) ; inauguration en 2017, par cette Société, de monuments dédiés aux principaux dirigeants russes à travers l’histoire, Staline y compris[4] ; pilotage d’un groupe de travail pour développer l’idée d’un manuel scolaire historique « unifié » par le même Sergei Narychkine (avec, là aussi, la visée d’utilisation de l’histoire pour nourrir le patriotisme) ; etc., etc. (Nous verrons ces données de plus près, dans le prochain article, ainsi que d’autres du même genre.)
Le point de vue du pouvoir russe
Ainsi, la part des crimes soviétiques qui, dans des publications supervisées par les dirigeants russes actuels, est reconnue, cette part correspond très probablement à la réalité. Or, sur le site de la Société Historique Militaire Russe, on trouve justement des articles résumant les événements qui nous intéressent ici. L’un de ces articles est consacré à la collectivisation des terres opérée par le pouvoir soviétique. En voici des extraits : « En janvier 1932, 1,4 million de personnes furent déportées, dont plusieurs centaines de milliers vers des régions reculées du pays. Ils ont été envoyés au travail forcé (…) en Carélie, en Sibérie et en Extrême-Orient. Beaucoup sont morts en chemin, beaucoup sont morts à l'arrivée sur place, car, en règle générale, les « colons spéciaux » étaient implantés dans des endroits déserts (…) La famine a éclaté en Ukraine, dans le Caucase du Nord, au Kazakhstan et en Russie centrale. (…) Selon certains historiens, cette famine aurait coûté la vie à plus de 5 millions de personnes.[5] »
Notons que si cette présentation est en partie critique, on retombe un peu plus loin dans l’idée de « globalement positif », puisque l’article en question s’achève avec un extrait d’un dialogue entre Staline et Churchill, où ce dernier termine sur ces mots : « …des millions d'hommes et de femmes avaient été détruits ou déplacés de façon permanente. Certes, une génération naîtra qui ne connaîtra pas ces souffrances ; elle aura bien sûr plus de nourriture et bénira le nom de Staline... »).
La volonté de présenter les choses aussi positivement que possible est donc manifeste. On peut d’autant plus en déduire une forte probabilité que les données négatives décrites soient justes. Or, comme nous venons de le voir, l’article concerné reconnaît, même si probablement à contrecœur, les données essentielles résumées plus haut, quant aux famines, leur gravité et plusieurs de leurs causes principales.
Infos complémentaires et visiblement non contestées
Selon, notamment, les auteurs d’ouvrage important abordé dans l’article précédent – entre autres Nicolas Werth –, la collectivisation et les réquisitions mentionnées ont eu lieu avec une brutalité maximale[6] (notamment du fait de la spirale de la violence qu’elles ont enclenchée), détruisant forcément la motivation des paysans.
Pour insister encore une fois sur la crédibilité d’un auteur comme Werth (défendue dans l’article précédent) : rappelons d’abord que ce chercheur se base essentiellement sur des documents d’archives étatiques russes ; et, comme déjà évoqué, les partisans du pouvoir russe suivent clairement ses publications, comme le montrent leurs mentions régulières de celles-ci. Un exemple tout récent est un article du site legrandsoir.info, média outrancièrement pro-dirigeants russes actuels[7], article qui traite justement des famines des années 1920 et 30 en Ukraine. (Cette publication mentionne Werth pour défendre l’idée que les famines concernées n’ont pas fait plus de victimes en Ukraine que dans certains pays voisins[8].) Et concernant ce suivi des publications de Werth, il en va très probablement de même du côté du pouvoir russe lui-même, étant donnée la renommée de cet historien (qualifié par Universalis d’« un des historiens majeurs du XXe siècle soviétique. »). Ainsi, une citation falsifiée ou erronée de documents d’archives accessibles à tous, une telle citation serait donc très probablement rapidement repérée et abondamment dénoncée. Or, mes recherches dans les médias concernés n’ont rien révélé de ce genre.
Ainsi, l’attention à de telles données est sans doute très justifiée. Penchons-nous donc encore sur quelques-unes de ces données, en lien avec notre sujet. L’une de celle-ci est que, sous Lénine déjà, les famines en question ont été instrumentalisées ou mises à profit, de la manière la plus cynique, pour en finir avec une part des adversaires du nouveau pouvoir (dans ce cas, avec le clergé). Dans une lettre à Molotov et aux membres du Politburo, Lénine écrit en effet : « Avec tous ces gens affamés qui se nourrissent de chair humaine, avec les routes jonchées de centaines, de milliers de cadavres, c’est maintenant et seulement maintenant que nous pouvons (et par conséquent devons) confisquer les biens de l’Église avec une énergie farouche, impitoyable. C’est précisément maintenant et seulement maintenant que l’immense majorité des masses paysannes peut nous soutenir ou, plus exactement, peut ne pas être en mesure de soutenir cette poignée de cléricaux (…) et de petits-bourgeois réactionnaires...[9] » (Notons la pleine reconnaissance par Lénine du degré de la catastrophe frappant les pays concernés. Certains tendent en effet à remettre en cause ce degré, ou la possibilité de s’en faire une idée, sous prétexte d’influences des propagandes occidentales et ukrainiennes notamment – c’est le cas d’Annie Lacroix-Riz en tout cas[10].)
Un rapport de métropole à colonie ?
Autre élément important : comme évoqué précédemment, et concernant l’Ukraine spécifiquement, Werth met en garde contre les tendances à interpréter les choses en termes d’opposition Russes-Ukrainiens ; il insiste sur le fait que, suivant ses données, l’opposition se situait davantage entre populations des villes et des campagnes, et, surtout, entre État et paysannerie[11]. (Cet historien en déduit également qu’on ne peut pas, de son point de vue, parler d’un génocide perpétré par le pouvoir russe, concernant ces famines.) Ce sont des observations importantes, mais elles ne mettent probablement pas en question le fait que le pouvoir soviétique de Moscou traitait l’Ukraine, notamment, comme une colonie (comme Lénine l’avait lui-même reproché aux dirigeants russes, mais ceux de l’époque des tsars[12]). En effet, si l’on considère les colonies et néocolonies occidentales en Afrique p. ex., on constate que là aussi le colonisateur s’appuie sur une classe dirigeante qui coopère avec lui, et que l’oppression ne se limite donc pas à un rapport Occidentaux-Africains ; mais cela ne met pas en question le fait qu’il y ait colonisation.
Le prochain article se centrera sur le pouvoir russe actuel.
Daniel Zink
[1] Voir p. ex. les articles liés à ce sujet dans Universalis (Ukraine, URSS, Lénine, etc.) Voir aussi p. ex. Courtois S. (éd.), Le livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, en particulier les chapitres 5, 7 et 8 de la 1ère partie.
[2] https://rvio.histrf.ru/projects/regional-policy/
[3] https://www.mk.ru/social/2023/09/11/v-shtabkvartire-svr-otkryli-pamyatnik-dzerzhinskomu.html
[4] https://www.mk.ru/moscow/2017/09/21/stalin-na-nas-est-byusty-sovetskikh-vozhdey-poyavyatsya-na-allee-praviteley.html
[5] https://histrf.ru/read/articles/kolliektivizatsiia-event - traduction par Microsoft Edge (avec quelques améliorations purement langagières) puis par deepL, pour comparaison.
[6] Courtois, S. (éd.), Le livre noir du Communisme, Robert Laffont, 1997, en particulier p. 164 sqq.
[7] Voir p. ex. cet extrait d’article, introduisant une indulgente critique : « les mérites de Vladimir Poutine sont immenses, non seulement à l'égard de son pays, mais aussi du monde dans son combat pour un nouvel ordre international » (https://www.legrandsoir.info/+-vladimir-poutine-+.html). Ou encore cet extrait d’un autre article : « La rencontre du président Poutine avec un groupe de correspondants de guerre russes et de blogueurs de Telegram (…) a été un exercice extraordinaire de liberté de la presse (…) Il est fascinant de voir comment ces journalistes patriotes/indépendants jouent désormais un rôle similaire à celui des anciens commissaires politiques de l’URSS, tous profondément engagés, à leur manière, à guider la société russe vers l’assèchement du marais » (https://www.legrandsoir.info/poutine-et-ce-qui-compte-vraiment-sur-l-echiquier.html).
[8] https://www.legrandsoir.info/resolution-du-parlement-europeen-sur-l-holodomor-face-au-revisionnisme-mensonger-obscurantiste-et-fasciste-promu-par-l-union.html
[9] Extrait d’une lettre de Lénine à Molotov, 19 mars 1922, citée dans Courtois S. (éd.), Le livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p. 141 – partie du livre rédigée par Nicolas Werth. Celui-ci indique que cette lettre est conservée dans dans l’un des centres d’archives nationaux de Russie, le CRCEDHC, référence 2/1/ 22947/ 1-4. La lettre complète est reproduite dans Pipe, R., The unknown Lenin, Yale University Press, 1996, p. 152 sq.
[10] https://www.cuem.info/?page_id=457
[11] Ibid.
[12] « Ce que fut l’Irlande pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenue pour la Russie : exploitée à l’extrême, sans rien recevoir en retour » Cité d’après П. Кравчук, « Під проводом благородних ідей (6) », Життя і Слово (Toronto) [P. Kravtchouk, « Sous la direction des idées nobles (6) », Zhyttia i Slovo] n° 26 (183), 1969, p. 18. Le texte de ce discours a été perdu et n’est connu que par les rapports de la presse de l’époque. Voir R. Serbyn, « Lénine et la question ukrainienne en 1914. Le discours “séparatiste” de Zurich », Pluriel-débat n° 25, 1981, pp. 83-84.
Illustration : monument en souvenir de l'Holodomore, à Kiev (source : Wikimedia).