cover rudolf steiner kernpunkte pt Des extraits importants de l'ouvrage de Rudolf Steiner, "Éléments fondamentaux pour la solution du problème social" (GA23) sont publiés en langue française sur le présent site (cliquez ici). 
(Temps de lecture: 20 - 40 minutes)

 

Propriété privée

 

Métamorphoser le droit de propriété privée des moyens de production de telle façon à ce que celui-ci soit attribué, sans acte d’achat marchand, à une personne aussi longtemps que celle-ci sera en mesure d’y consacrer ses capacités individuelles dans l’intérêt de la collectivité : tel est un des buts ambitieux que s’est donnée l’ONG « Chante Terre » au moment de sa fondation, et qu’elle tente d’appliquer sur le terrain.

Mais comment concilier la liberté d’initiative et la créativité du propriétaire privé d’une part, et « l’intérêt collectif » d’autre part ? Comment gérer ces relations sociales dans la pratique et qui les gère ? Des pistes de réflexion et d’implémentation de cette forme novatrice de droit de propriété privée sont esquissées ici dans leurs grandes lignes laissant entrevoir de nouvelles perspectives de relations aux moyens de production et au capital.

attention-jaune Les concepts développés dans cet article font partie d'une idée plus vaste, celle de la tri-articulation sociale.  Nous vous invitons, si ce n'est pas déjà fait, à en prendre connaissance sur ce site (articles numérotés 01 à 14) pour en saisir toute la signification.


 

Version 1.1.
Note : l'association dont il est question ci-dessous a été fusionnée après 2015 avec la Fondation Terre en Vue en Belgique. Les questions et pistres de solutions mentionnées ci-dessous demeurent toutefois pleinement d'actualité, et sans doute pour longtemps encore, car quasi rien n'a fondamentalement changé depuis 1993 !


1.     Préliminaire : le contexte de l’existence de l’association Chante Terre.

La naissance de l’association Chante Terre s’inscrit dans une réflexion à moyen et long terme, ayant pour but une métamorphose « en profondeur » de la propriété privée (cette idée était pour le moins extrêmement audacieuse et ambitieuse en 1993 au moment de la fondation de Chante Terre… mais est devenue peu à peu pensable par une partie croissante de la population en 2013).

La forme sociale et juridique qu’a prise Chante Terre, n’a jamais été conçue à l’origine que comme une forme provisoire et transitoire, un champ d’expérimentation sociale, contribuant à la confrontation de certains concepts avec les réalités du terrain, pour en faire émerger peu à peu une compréhension et des formes sociales de plus en plus mûres et à même de pouvoir être développées à plus large échelle en d’autres lieux et circonstances.

Malgré sa dénomination (elle est inadéquate), le champ d’activité de Chante Terre tel qu’il est défini dans ses statuts ne concerne pas seulement une tentative de métamorphose du droit de propriété de biens fonciers et de moyens de production agricoles (y compris les machines, les outils, etc.), mais celle de tout type de moyen de production, dans le sens le plus large du terme (par exemple, la production artistique, culturelle, l’enseignement, les soins médicaux, tout comme la production industrielle de marchandises, sont potentiellement concernés).

L’expérience acquise à un niveau microsocial, relative dans les faits à une tentative de métamorphoser le droit de propriété de moyens de production agricoles, était vouée ensuite à servir de base pour concevoir de manière plus universelle, un futur « nouveau droit de propriété » s’appliquant progressivement à tous les moyens de production[1].

À sa fondation, la démarche initiée au sein de Chante Terre portant sur la recherche d’une « nouvelle forme de propriété privée » de tout moyen de production, s’inscrivait consciemment comme une petite part d’un tableau d’ensemble considérablement plus vaste, celui de la compréhension toujours plus consciente de forces agissant et structurant l’organisme social[2] lui-même, depuis les derniers siècles jusqu’au cours des prochains siècles à venir.[3]

Par exemple, l’émancipation progressive de la pensée individuelle autonome fait partie de ces forces agissantes, et constitue un fait qui détermine aujourd’hui de plus en plus quelle est la place et la contribution de chaque être humain au sein de l’organisme social (le choix d’un métier, d’un conjoint, d’un lieu de travail, etc.). Dans les temps anciens, celles-ci n’étaient guère ou pas du tout fonction de l’individualité pensante autonome, mais fonction d’un ordre social préétabli, exogène à l’individualité pensante (liens du sang ; castes ; coutumes ; traditions, etc…).

Certaines formes sociales anciennes (notamment le droit de succession et les formes d’héritage liés à la filiation [généralement en rapport avec les liens du sang]) appartiennent à ces temps anciens et ne correspondent plus à l’évolution de la conscience de l’humanité moderne. Leur persistance anachronique, contribue au chaos social et à la création de tensions sociales vives, voire de troubles sociaux, au cours des XXe et XXIe siècles.


Le tableau ci-dessous, déjà publié ailleurs sur le site www.tri-articulation.info, est une tentative quelque peu caricaturale (il faudrait beaucoup nuancer et préciser), visant à caractériser dans quelle direction d’ensemble il serait judicieux d’opérer peu à peu la métamorphose de la propriété privée des moyens de production pour qu’elle s’accorde à l’évolution de la conscience moderne de l’humanité (colonne verte au centre)[4]. Il s’agit en tous les cas d’une conception d’ensemble qui prévalait au sein de Chante Terre, au moment de sa fondation.

 

Spécificités de l'allocation des moyens de production, des capitaux, de la terre…
selon l’évolution de la conscience moderne de l’humanité (colonne au centre),
ainsi que selon deux types de conceptions antagonistes (colonnes grises à gauche et à droite).

Specific allocation mode for means of production, capital, land…
according to the evolution of modern consciousness of humanity (the center column) and by two types of antagonistic conceptions (gray left column and right).

 

Économie de Marché

Market economy

Économie associative et tri-articulation sociale

Associative economy and social threefolding

Économie planifiée d’État

Planned economy

Disposition du capital et des moyens de production

Disposal of capital and means of production

Propriété privée

Private property

Libre usage (« propriété privée ») aussi longtemps que le producteur est en mesure d’y consacrer ses capacités individuelles dans l’intérêt collectif.

Free disposal (« private property ») as long as the producer is able to devote his individual capacities to the collective interest.

 

Propriété collective

Collective property

 

Mode d’allocation de la propriété du capital, des biens fonciers, de la terre, des moyens de production

Allocation mode for capital, land, production means

Par achat (acquisition). Les moyens de production, la terre et le capital sont des marchandises.

By purchase (acquisition). The means of production, land and capital are commodities.

Par transfert sur une base purement juridique (pas par achat) selon la législation établie par l'État (celle-ci n'existe pas telle quelle actuellement!), sur base des capacités individuelles des futurs propriétaires, estimées par le précédent propriétaire ou par une institution de la vie culturelle indépendante de l'État.

Transfert on a purely legal basis (not per purchase) according to the laws (currently does not exist), and based on individual skills of the future owners, estimated by the previous owner or by a cultural institution, independant from the State.

Pas d'allocation à des propriétaires privés.  Les biens fonciers, le capital, etc. sont gérés par des fonctionnaires ou des représentants de l'État.

No private property.  Management of land, capital, means of production… is carried out by officials or representatives of the State.

 


Parmi les notions les plus centrales du tableau :

  1. La propriété privée des moyens de productions, ne sera plus, à l’avenir, la simple conséquence d’un acte d’achat marchand, mais le résultat d’un transfert de droit (de propriété) sur une base purement juridique, effectué selon une législation établie par l’État (qui ne deviendra jamais lui-même propriétaire) selon les capacités individuelles des futurs propriétaires, telles qu’estimées par le propriétaire précédent ou estimée par une institution (indépendante de l’État) en mesure d’établir un jugement (de connaissance) relatif aux compétences et capacités du futur propriétaire.
  2. Ce droit de propriété privée sera attribué à un producteur (ou cercle de producteurs) aussi longtemps que celui-ci sera en mesure d’y consacrer ses capacités individuelles dans l’intérêt collectif. 

 

À l’avenir, le concept de propriété privée serait donc bien maintenu (il ne s’agira donc pas d’en venir à une propriété collective des moyens de production, par exemple une propriété collective d’État), car la propriété privée n’est rien d’autre que le moyen permettant la libre disposition individuelle des moyens de production. Or, l’existence d’un tel moyen est indispensable pour que le producteur puisse déployer sa créativité, ses capacités et initiatives individuelles librement dans l’activité productrice. Sans possibilité de cette liberté d’initiative, la production en serait à terme affectée, et ceci aussi au détriment de l’intérêt collectif.

Par contre, la propriété privée de moyens de productions ne sera attribuée à une personne ou à un groupe de personnes, qu’aussi longtemps que celles-ci seront en mesure de les gérer dans l’intérêt collectif. Lorsque cessent les conditions d’une telle gestion, la propriété privée est transférée à d’autres personnes (et jamais à l’État lui-même) selon les dispositions du point n°1 ci-dessus.

Cette idée très générale a servi de fil conducteur au moment de concevoir les objectifs et le fonctionnement de Chante Terre en 1993. Toutefois dans un contexte où il n’existait aucune législation permettant de concrétiser dans son essence cette idée novatrice, il n’était pas possible de faire autrement que de s’appuyer sur d’anciennes formes juridiques pour « simuler », en quelques sortes, sa mise en application. Dans le cas de Chante Terre, on décida de créer une association sans but lucratif qui deviendrait juridiquement le propriétaire des moyens de production agricole, toutefois pour en confier le droit d’usage à un agriculteur (appelé le « gestionnaire ») en faisant comme s’il en était lui-même le propriétaire.

Tant que la législation n’aura pas été elle-même transformée pour permettre l’exercice d’un nouveau droit de propriété, ne serait-ce que, dans un premier temps, sur une base volontaire et pour certains moyens de production, des constructions juridiques telles que celles qui furent élaborées par Chante Terre (ou d’autres associations nées entre temps), ne constitueront qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Il s’agit néanmoins d’une première étape nécessaire en vue d’une évolution ultérieure.

Ci-dessous, nous abordons quelques questions humaines, sociales et juridiques nouvelles et concrètes que pose cette future forme métamorphosée du droit de propriété. Certaines situations vécues sur le terrain nous permettront de mettre en relief ces questions plus approfondies, pour en tirer des pistes de recherche nécessaires en vue de poursuivre la conception du futur droit de propriété métamorphosé.

 

2.   Deux polarités au sein de l’organisme social : la liberté individuelle et l’intérêt collectif.

 

Chante Terre s’appuie donc sur le concept suivant : le patrimoine foncier, les moyens de travail, etc. de Chante Terre sont confiés à un (ou plusieurs) « gestionnaire-producteur » qui en fait un libre usage, aussi longtemps que ce producteur est en mesure d’y consacrer ses facultés individuelles dans l’intérêt collectif.

On trouve dans cette idée deux polarités qui ont des aspects contradictoires (la vie, y compris la vie sociale, est faite de contradictions) : d’un côté l’accent est mis sur la liberté individuelle (qui est la base nécessaire à la créativité et à la « productivité » du gestionnaire) et de l’autre côté il est aussi mis l’accent sur l’intérêt collectif (qui est la finalité de la production que permettent les moyens de production).

Comment peut-on à la fois favoriser la liberté individuelle (ne pas s’immiscer dans la gestion réalisée par le gestionnaire) et l’intérêt collectif (veiller à répondre à des besoins sociaux réels) ? Autrement dit encore : comment trouver un équilibre entre la liberté d’initiative individuelle (indispensable) et la tâche productive accomplie pour répondre à l’intérêt collectif (tout aussi indispensable) ?

S’il n’y a jamais aucune « évaluation » de la production par un regard extérieur, alors le droit d’usage est confié de manière illimitée et inconditionnelle à un gestionnaire. Il s’agit quasiment de la même situation qu’avec le système de propriété privée classique. Le point de vue de l’intérêt collectif consciemment pris en considération, ne joue aucun rôle.

Si le gestionnaire est soumis à des évaluations permanentes, pouvant remettre en question à tout instant le droit d’usage et de gestion des moyens de production qui lui ont été confiés, il se retrouve quasiment dans la situation d’un employé soumis aux directives de son employeur, ou d’un fonctionnaire soumis aux directives de l’État. Sa liberté d’initiative est limitée, voire paralysée. En outre, dans le cas présent, les membres de l’association Chante Terre seront sans doute moins compétents que le gestionnaire lui-même pour prendre diverses décisions. Il résultera de cette façon de limiter le rôle du gestionnaire à celui d’un simple exécutant, une production (et peut-être aussi un gestionnaire) en souffrance !

 

3.   Un enjeu fondamental : procéder à une évaluation de la gestion en équilibre entre ces deux polarités. Esprit de la démarche.

 

Un enjeu important au sein de Chante Terre consistera dès lors à chercher et de trouver un mode d’évaluation de la « production » (fréquence et critères d’évaluation, personnes choisies pour évaluer, procédures protectrices pour le gestionnaire, le patrimoine et la collectivité…) qui permette autant que possible, de trouver un équilibre d’ensemble entre ces deux formes de « polarités ». Il faut qu’elles trouvent chacune leur place dans l’organisme social.

Les statuts de Chante Terre prévoient d’ailleurs que parmi les trois tâches principales de l’asbl, l’une d’entre elle consistera à « examiner si cette gestion [réalisée par le gestionnaire] est accomplie selon les orientations précisées dans son objet social » (article 3 §5).

 

Une telle évaluation ne devrait pas être effectuée avec pour esprit de retirer son mandat à un gestionnaire, mais avec pour but :

  1. De dresser une image la plus objective et véridique possible d’une situation ;
  2. Et sur cette base, si des points «gris» apparaissent, pouvoir en parler en toute franchise entre le gestionnaire et l’association, pour déterminer ensemble comment améliorer la situation.
  3. Ce n’est que si des points de divergence importants subsistent de part et d’autre, qu’une procédure plus approfondie mais toujours aussi claire, transparente et objective, devrait être mise en œuvre. Cette dernière procédure devrait permettre de vérifier tout élément encore trop flou ou faisant l’objet d’interprétations divergentes. Éventuellement elle prévoirait de faire appel à des tiers extérieurs choisis de commun accord (juge; ou médiateur ; ou experts). Le cas échéant, en fin procédure et en cas de positions inconciliables seulement, il faudrait prendre des décisions qui s’imposent.

La procédure d’évaluation devrait être conduite de telle façon que le gestionnaire qui en a fait l’objet et dont la pertinence et la qualité du travail n’ont pas été remises en cause, y trouve une légitimité sociale plus forte. Les résultats de l’évaluation, voire la façon de conduire l’évaluation, pourraient même constituer une source de soutien moral de son activité.

 

4.   Éléments fondamentaux à inclure dans la procédure d’évaluation et dans la convention de gestion.

 

Ci-dessous, j’ai esquissé quelques pistes de réflexion relatives aux évaluations de la tâche du gestionnaire qui ne sont actuellement pas déjà implémentées au sein de l’association :

  1. Il faudrait inclure dans la convention de gestion, une mention claire et explicite de la procédure d’évaluation. Ses buts, les procédures appliquées et les moments où elle est appliquée, doivent être précisés à l’avance. Cette clarté et cette transparence seront rassurantes pour le gestionnaire, qui se sentira d’autant moins menacé lorsqu’une procédure d’évaluation prend court (ceci étant clairement connu à l’avance). Voir article 4§3 des statuts.
  2. La procédure d’évaluation devrait être lancée périodiquement, ni trop souvent, ni trop peu souvent. Ce rythme est prévu et écrit dans la convention. Dans des cas plus exceptionnels (à préciser… cas de force majeure), il doit aussi être possible de lancer une procédure d’évaluation hors rythme et périodicité convenus à l’avance.
  3. Ce qui est évalué ce n’est pas la personnalité du gestionnaire, ni ce qui nous en paraît sympathique ou antipathique. Il me semble que l’évaluation devrait porter sur les trois axes suivants :
    1. La production réalisée au moyen des moyens de production confiés au gestionnaire, répond elle (suffisamment) à des besoins réels ? (voir notamment article 3 §2 point 3 des statuts).
    2. La mise en œuvre de ces moyens de production, se fait-elle suffisamment dans l’équilibre social, dans le respect du droit, de ce qui est acceptable dans les relations interpersonnelles (justice) ?
    3. Le gestionnaire a-t-il suffisamment développé les facultés individuelles lui assurant la capacité de mettre en œuvre les moyens de production ?

 

S’il n’y a aucune objection majeure par rapport à chacun de ces trois axes, l’évaluation devrait être considérée comme étant positive.

 

5.   Annexe : autres éléments à préciser et à ajouter dans la procédure d’évaluation. Quelques pistes possibles sur base de l’expérience actuelle.

 

J’aimerais ajouter ci-dessous, quelques pistes de réflexion supplémentaires et plus approfondies, concernant la procédure d’évaluation. Elles ne sont données qu’à titre d’exemple et concernent les trois axes mentionnés ci-dessus :

5.1  Concernant l’axe A (l’activité répond elle à des besoins réels ?) :

L’analyse de l’activité économique du producteur, permet (au moins partiellement) de répondre à cette question. À travers la comptabilité, on peut déjà juger si une activité productive répond (ou non) suffisamment à des besoins réels. Par exemple, s’il n’y a pas de chiffre d’affaires, ou que le chiffre d’affaires est très faible, c’est que les moyens de production ne sont pas utilisés du tout ; la situation est très grave et il convient sans doute de remettre en cause la convention avec ce gestionnaire.
S’il y a du chiffre d’affaires, mais que des pertes s’accumulent : soit l’activité ne répond pas assez à des besoins réels, soit elle le fait, mais il existe des problèmes de gestion. Il convient d’améliorer cette situation. Un regard économique extérieur le plus objectif possible (analyse des comptes et analyse économique) pourra contribuer à clarifier cet axe d’évaluation.
Évidemment, si le gestionnaire participe à une AMAP, CSA, ou d’autres formes encore d’associations économiques, il est davantage évident d’établir que la production répond à des besoins réels et s’intègre dans l’organisme social.
Ce que j’ai écris ci-dessous n’est qu’une esquisse. Il faudrait se montrer beaucoup plus précis pour clarifier cet axe de la procédure d’évaluation.
Si la procédure d’évaluation du point A est suffisamment précisée, il serait envisageable de demander à un organisme extérieur à Chante Terre, d’effectuer sur cette base, une analyse de l’activité économique de la production (par exemple une agence conseil spécialisée en économie sociale).

5.2 Concernant l’axe B : Sur le plan juridique et celui des relations sociales équilibrées :

L’association peut aussi examiner si l’exercice du « mandat » d’un gestionnaire (la convention qui accorde le droit d’usage) s’effectue dans le respect des lois, des règles, et de « l’harmonie » sociales. Si celles-ci ne sont pas assez respectées, voire violées, le mandat pourrait être remis en question.

Voici quelques exemples (tout à fait hypothétiques (!), mais « classiques ») de situations types qui pourraient se présenter. Comment l’association elle-même devrait-elle les gérer ? Que prévoir dans le contrat et dans la méthode d’évaluation du travail du gestionnaire, pour s’en prémunir ou pour « solutionner » de telles situations ? Exemples (purement hypothétiques – j’insiste sur ce point – ils ne sont donnés que pour inciter à penser clairement le contenu d’une procédure d’évaluation sur base de cas possibles) :

    1. Les voisins pourraient être régulièrement envahis par des chardons provenant du domaine agricole dont le gestionnaire a la charge (absence d’échardonnage).
    2. Des animaux seraient régulièrement maltraités … par le gestionnaire.
    3. Le gestionnaire poserait des actes de violence à l’encontre de touristes de passage.
    4. Certains collaborateurs du gestionnaire (ouvriers, stagiaires…) seraient peu, mal ou pas du tout payés. Ils pourraient aussi faire l’objet de maltraitance (harcèlement moral ou sexuel par exemple…).
    5. Le gestionnaire ne montrerait que peu, voire pas du tout, de réciprocité dans les petits échanges entre voisins. Il se replierait sur lui-même.
    6. Le dialogue avec le gestionnaire serait difficile, voire impossible (refus de se; refus d’aborder certains points litigieux…).
    7. D’aucun considéreraient que les activités productrices sont trop polluantes pour l’environnement
    8. Le gestionnaire poserait des actes en violation de la loi, mettant tout le monde devant le fait accompli. Par exemple, il réaliserait des travaux importants sans respecter les prescriptions urbanistiques, alors que ceci est prévu dans le contrat avec l’association ou dans la Loi.

Ce qui pourrait rendre le risque de conflits sociaux particulièrement important, dans le cas d’une association telle que Chante Terre si de telles faits devaient se produire, c’est la confusion des rôles.

Par exemple :

    • Si le gestionnaire (en tant qu’agriculteur), et plusieurs voisins, étaient aussi par ailleurs tous membres de l’association Chante Terre (risque important d’être juge et partie – conflits d’intérêt).
    • Si certains membres de l’association devenaient aussi porteurs d’une nouvelle initiative qu’ils voudraient pouvoir réaliser aussi sur les terres de Chante Terre dont l’agriculteur est le gestionnaire. Ceci créerait ainsi une sorte de « concurrence » relative à la mise à disposition des moyens de production.
    • Si des liens de très forte amitié, ou au contraire de très forte inimitié existaient entre certaines personnes et le gestionnaire, tous membres de l’association.

 

Dans les exemples cités ci-dessus, les « rôles » potentiels joués par les uns et par les autres, tous également membres de Chante Terre, sont multiples, complexes et prêtent nécessairement à confusion.


Si c’est bien le rôle de Chante Terre d’assurer un dialogue avec le gestionnaire et même à certains moments de réaliser une évaluation (voir ci-dessus) de sa mission, l’association se mettrait en danger si elle voulait aller jusqu’à gérer elle-même un processus de médiation.

Pour me faire comprendre, voici un exemple qui s’est produit récemment : dans une famille nombreuse, deux frères étaient en dispute. Leur sœur voulait les aider à résoudre leur problème. Il a été conseillé à cette dame de ne surtout pas jouer le rôle de médiatrice elle-même mais de faire appel à un médiateur professionnel. Le professionnel est non seulement plus compétent, mais aussi il est neutre pour les parties en conflit. Et enfin, si les choses tournent mal, et que la sœur avait joué le rôle de médiatrice, il se pourrait qu’elle même soit en conflit durable avec un de ses frères, ou les deux. Donc pour éviter ce type de situation, il est important de faire appel à un tiers extérieur et compétent.

 

D’une manière générale, une association telle que Chante Terre n’est pas habilitée à assurer des missions de médiation dans des cas de conflits de voisinage, conjugaux, ou autres impliquant un gestionnaire de moyens de production (elle n’en n’a pas les compétences non plus, ni les moyens). Elle n’est pas habilitée non plus à se substituer à la Justice.

 

Ce qu’il semblerait indiqué de prévoir dans la procédure d’évaluation, pour être en mesure de gérer les éventuels problèmes de voisinage, s’il se posent (voir exemple n°1 ci-dessus) :

-       Que les voisins puissent en faire part à Chante Terre, du simple fait qu’ils sont voisins (sans devoir être nécessairement membres de l’association). Voire que Chante Terre se renseigne activement elle-même auprès des voisins. Chante Terre intègre ensuite ces faits dans la procédure d’évaluation telle que prévue dans le contrat avec le gestionnaire (voir ci-dessus) et prend, le cas échéant, toutes les mesures requises, et ce en toute indépendance par rapport aux voisins (pas de conflit d’intérêt). La procédure ne devrait pas exclure que le gestionnaire et Chante Terre, conviennent de rencontrer les voisins pour mettre les choses à plat dans un dialogue respectueux, sans pour autant que Chante Terre endosse officiellement un rôle de médiateur.

-       Pour le reste, en cas de problèmes de voisinage persistants, nous ne pourrions que conseiller aux voisins ou au gestionnaire, de tenter de mettre en place eux-mêmes une médiation, voire de s’adresser au juge de paix ou de porter plainte.

 

La même façon de procéder pourrait s’appliquer à l’exemple n°3 (les actes de violence à l’égard de touristes) et pour l’exemple n°5.

Les exemples n°2 (maltraitance d’animaux), n°4 (mauvais traitement des collaborateurs), n°7 (pollution présumée de l’environnement) et n°8 (travaux illicites sur les terres de Chante Terre), qui concernent notamment et respectivement des problématiques liées à la maltraitance animale (2), au droit du travail (4), des problématiques environnementales (7), des réglementations urbanistiques ainsi que la bonne entente entre gestionnaire et association Chante Terre (8), ne relèvent pas directement de problèmes de voisinage.

Ils pourraient et devraient toutefois aussi être portés à la connaissance de Chante Terre et feraient partie de l’évaluation selon l’axe B. Parallèlement, si Chante Terre ou d’autres personnes l’estimaient nécessaires et étaient en droit de le faire, juridiquement parlant, plainte pourrait (ou devrait) aussi être portée en Justice. À chaque fois, il faut bien distinguer la procédure d’évaluation interne à Chante Terre, et les actions en Justice, qui sont parallèles les unes aux autres et indépendantes les unes des autres.

 

5.3 Concernant l’axe C ci-dessus (le gestionnaire a-t-il les capacités lui permettant de mener son projet à bien ?[5]) :

 

En principe, si une première convention a été conclue avec le gestionnaire, qu’en outre l’évaluation est positive pour les axes A et B, on a tout lieu de penser que le gestionnaire était jugé compétent à l’origine, et que les faits l’ont en plus démontré.

Imaginons toutefois que la compétence du gestionnaire soit remise en question, pour une partie de ses activités productrices (par exemple il ferait de l'élevage de vaches, mais n'a pas ou pas du tout de compétences pour ce type de travail, selon certains).

Cette situation pose une question de fond : la convention avec le gestionnaire doit elle entrer plus loin dans le détail des listes de tâches du gestionnaire et des compétences liées (par exemple : pratique l'élevage de chevaux, de chèvres et de cochons mais pas de vaches) ? Ou peut-elle se borner à demeurer générale (par exemple : pratique de l'agriculture ; ou pratique de l'éducation permanente aux savoir-faire agricoles anciens...) ?

 

Il semble que ce qui pourrait de toutes façons s’avérer a minima nécessaire, quel que soit le gestionnaire, c’est de mettre par écrit le projet qu’il réalise ou qu’il escompte réaliser, au moyen du patrimoine foncier et des moyens de production qui sont mis à sa disposition. S’il y a une modification relativement importante de ce projet, il y aurait lieu de modifier par écrit le projet initial[6].


Sur cette base, Chante Terre pourrait toujours constituer, le cas échéant, un comité incluant de personnes compétentes, qui pourraient donner un avis sur les compétences du gestionnaire en regard avec le projet déposé, ou encore sur l’adéquation entre les moyens de production mis à sa disposition et ce projet.

Par exemple, si le projet consiste à faire de la production et de la sélection de graines, le gestionnaire a-t-il déjà acquis les compétences qui lui permettent de réaliser cet objectif ? Seuls peuvent en juger des personnes qui ont de la bouteille dans ce domaine.

 

6.   Annexe 2 : autres points qui pourraient ou devraient faire l’objet de réflexions supplémentaires et plus approfondies :

 

  • Comment opérer dans la pratique le choix d’un successeur sur base du tableau en page 2 de ce document… Voir toutefois la note 5 ci-dessous.
  • Préciser comment les trois principaux éléments inclus classiquement dans les droits de propriété privés traditionnels sont « adaptés » dans le contexte d’une future métamorphose du droit de propriété selon le tableau en page 2: (dans le futur droit de propriété privée, l’usus serait bien accordé au futur propriétaire, mais pas nécessairement l’abusus dans sa totalité, ni le fructus). Il s’agit de points importants à clarifier à l’avenir. Ces points feront l’objet d’une publication ultérieure.
  • Il serait aussi nécessaire d’envisager une clause de « reclassement » et/ou de dédommagement, dans le cas de certaines ruptures de contrats avec des gestionnaires[7].

 

Notes

 

[1] La réflexion sur le droit d’usage de moyens de production agricoles, comporte toutefois certaines spécificités par rapport aux moyens de productions relatifs à d’autres secteurs économiques. Par exemple :

  • Le public se sent potentiellement beaucoup plus proche des questions relatives à l’agriculture et est dès lors d’autant plus susceptible de s’y intéresser et d’en favoriser le développement (surtout depuis les années 2000). Le regroupement de citoyens pour soutenir de nouvelles formes de propriété de moyens de production, est beaucoup plus probable s’il s’agit de terres agricoles plutôt que la production industrielle de pneus, par exemple (pourtant la plupart utilisent des pneus tous les jours pour se déplacer).
  • Les questions liées à la propriété foncière-agricole semblent nettement plus complexes et exigeantes que celles relatives à la propriété de moyens de production ordinaires. Par exemple :
  1. En agriculture, le logement des agriculteurs fait souvent partie du bâti agricole qui relève, quant à lui, des moyens de production à proprement parler. L’un et l’autre se confondent dans la structure d’ensemble d’une ferme, complexifiant les rapports juridiques et les réalités humaines de terrain.
  2. Une partie des moyens de production agricoles (il s’agit essentiellement de terrains agricoles) est louée à des tiers par l’agriculteur, et le bail lié n’est pas toujours transférable à un successeur (comme c’est au contraire le cas avec un bail commercial plus classique), dans un contexte où les terres agricoles sont fortement convoitées par toutes sortes de tiers extérieurs. L’unité que constitue le domaine agricole en tant que moyen de production cohérent (avec tous les droits qui y sont liés), est dès lors beaucoup plus menacée dans sa pérennité. Il en va tout autrement dans le cas d’un commerce de détail par exemple, ou d’une unité de production industrielle, dont des parties de locaux, de bâtiments ou de terrains, ne sont guère convoités ou même convoitables par un tiers extérieur.

[2] Il ne faut d’ailleurs pas confondre la notion « d’organisme social » avec celle de l’État – celui-ci n’en est qu’un membre.

[3] Pour une introduction à la compréhension de ces forces agissantes dans l’organisme social, voir notamment l'introduction générale ici : http://www.tri-articulation.info 

[4] Pour mieux saisir les fondements d’une telle métamorphose, liés notamment à la séparation et à l’autonomisation de la vie juridique (élaboration et application du droit) d’une part, et celle de la vie économique (production, circulation et consommation des biens et services) d’autre part, voir le document d’introduction mentionné en note 3.

[5] L’apport de Chante Terre pourrait être de mettre l’accent non pas tant sur une reconnaissance d’une compétence formelle mais sur une reconnaissance d’une compétence réelle : on peut avoir un diplôme de psychologue tout en étant incapable de soigner psychologiquement des personnes souffrant de dépression. Au contraire, certaines personnes ne disposant pas de ce diplôme (ou d’autres diplômes officiellement reconnus) peuvent être des génies dans le domaine de la prise en charge de personnes en dépression. Ce qui compte dans la vie, ce ne doit pas être les compétences formelles mais les compétences et facultés réelles ! En principe, un gestionnaire de moyens de productions qui a réalisé son travail avec talent et qui a de la bouteille, est le mieux placé pour reconnaître la compétence réelle des personnes appelées à lui succéder. Et s’il ne peut le faire, il faut idéalement pouvoir constituer un groupe de personnes, les plus à même, vu leurs facultés, compétences et expérience, à porter un jugement fondé. Telle devrait être la direction de travail, qui pourrait être celle d’associations telles que Chante Terre (et dans la vie sociale de manière générale).

[6] L’association doit garantir aux gestionnaires le droit d’évoluer dans le cadre de leur destinée personnelle ; ces derniers peuvent donc être amenés à délaisser peu ou prou certains objectifs initiaux et même certaines compétences. Garantir le droit d’évoluer, ainsi que celui de modifier les objectifs initiaux pourrait même être introduit dans le contrat lui-même.

[7] Cette question est préoccupante depuis l’époque de la création de Chante Terre. Dans un organisme social ou la tri-articulation est suffisamment avancée (ce qui est très loin d’être le cas actuellement), il y aurait moyen, par le biais des associations économiques, de proposer à un gestionnaire qui ne serait plus en mesure d’assumer la gestion de moyens de production, de lui donner une autre place (productive) dans l’organisme social. Et si ce n’était pas le cas (il est malade par exemple, ou trop âgé), de lui fournir de toutes façons de quoi assurer sa subsistance.

À l’avenir, une telle clause de « reclassement » et/ou de dédommagement, devrait être conçue et introduite dans le contrat du gestionnaire.

Toutefois, le « reclassement » ou le «dédommagement » concrets et quantifiés, même s’ils étaient « garantis » dans un contrat, seraient affaire de circonstances particulières et devraient s’apprécier sur cette base. Ils pourraient éventuellement être nuls ou au contraire importants dans la pratique, selon les circonstances particulières.

Il faudrait donc que le contrat fasse référence à une espèce d’instance arbitrale qui statue, le cas échéant, sur les dédommagements à accorder au gestionnaire selon celles-ci.

 

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On trouvera une présentation des concepts les plus fondamentaux sous-tendant ces idées... chez Rudolf Steiner lui-même, dans son ouvrage incontournable, si on veut sérieusement travailler la question, « Aspects fondamentaux de la question sociale » à partir du paragraphe numéroté [03/21] au paragraphe numéroté [03/33].

 




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AVERTISSEMENT : la question sociale est en soit très complexe.  Les concepts de la triarticulation sociale (encore appelée tripartition sociale ou trimembrement* social) constituent un outil pour en saisir l'essentiel, et sur cette base, pour en comprendre les détails et agir localement.  Les divers auteurs des articles publiés sur ce site tentent de les expliciter et d'en proposer des applications pratiques.  Leur compréhension du trimembrement de l'organisme social est susceptible d'évoluer avec le temps.  Les auteurs peuvent évidemment aussi se tromper dans leurs interprétations.  Le risque d'erreur fait partie de toute démarche de recherche! Nous ne pouvons dès lors qu'inviter les lecteurs à prendre connaissance des concepts à leur source, c'est-à-dire dans les ouvrages de base (voir la bibliographie sommaire).
* Trimembrement, tripartition ou triarticulation sociale, sont des synonymes. L'expression "trimembrement de l'organisme social" est celle qui traduit le plus fidèlement l'expression allemande "Dreigliederung des sozialen Organismus"

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